
« Courir vers son incomparable père »
De 1930 à 1932, Freud et William Bullitt écrivent à quatre mains un ouvrage sur Thomas Woodrow Wilson, le vingt-huitième président des États-Unis [1]. Des mille-cinq-cents pages de documents collectées par Bullitt, restent quatre cents pages éditées et marquées de nombreux désaccords entre les deux auteurs. Néanmoins nous pouvons lire comment Freud avec précision de détails relève un évènement dont les conséquences portent sur l’orientation de la vie de Wilson et éclairent les notions de fixation et de répétition. Âgé de cinquante ans, T. W. Wilson raconte son premier souvenir, dont Freud se saisit et fait un point central du cas. T.W. Wilson a quatre ans. Il se tient devant le portail paternel, dans le jardin. Il entend un passant annoncer la nouvelle de l’élection de Lincoln, et que la guerre allait éclater, tout en « percevant l’intense excitation de sa voix » [2]. Il se souvient d’être « rentré en courant demander à [son] père le sens de ces paroles » [3]. C’est un souvenir traumatique, un évènement où les mots, percutant son corps, ont fait trou et traces de jouissances. De cette fixation, nous retiendrons l’exaltation du sujet, courir vers le père, le hors-sens des mots entendus, la clameur des voix pour le président sauveur de la guerre qui menace. Le président sauveur est un signifiant-maître orientant son existence. L’objet voix sera privilégié. Freud remarquablement note : « L’emploi de ses cordes vocales était chez lui inséparable de la pensée » [4]. Cet évènement de courir toute sa vie vers « son incomparable père » [5] prolonge cette fixation de l’exaltation. Courir – habillé de l’identification au sauveur – est ce qui fait répétition.
À l’âge de seize ans et demi, Wilson confesse à un ami l’idée qu’il est en « communication directe avec Dieu » [6] . Il avait l’impression que Dieu l’avait choisi pour une grande tâche, qu’il était guidé par une puissance douée d’intelligence qui se trouvait en dehors de lui. L’image de « son incomparable père » devint son surmoi qui lui intime : « Tu dois rendre possible l’impossible ! Tu es le fils bien aimé du Père ! Tu es le Père lui-même ! Tu es Dieu ! » [7], il s’identifiait au « Sauveur de l’humanité » [8]. La mégalomanie, la mission à accomplir prévaut sur le désir soumis à la loi. « La mission est ici l’équivalent d’une certitude psychotique » [9]. Pour Freud, si Wilson n’est pas devenu l’aliéné paranoïaque persécuté, c’est uniquement parce qu’il a réussi à obtenir ce poste d’exception qu’est celui de président des États-Unis, à satisfaire le commandement mégalomaniaque du surmoi, via l’objet voix : un président est élu pour sauver. Nous retiendrons que selon Freud, « pour sentir qu’il était vraiment homme, il fallait qu’il fût homme d’État » [10] . Le père, pasteur amoureux des mots et des discours, s’exprimait du haut d’une chaire, T.W. Wilson le faisait, lui, depuis la Maison-Blanche. À part ce point, le père et le fils vécurent un style de vie similaire, ils se firent, les deux, maîtres des mots.
Ce que Freud peut permettre de lire dans cet ouvrage controversé, c’est qu’il y a fixation de l’exaltation « courir vers le père » qui anime le sujet, et répétition sous la forme de l’image toute puissante et aimante de son « incomparable père » qui habille un vide central, le défaut de subjectivation dans lequel l’idéal du sauveur prédomine la subjectivité. Si sa position d’exception a permis le nouage sinthomatique qui a orienté sa vie, nombre de symptômes, de moments de dépression – Freud en compte quatorze – ainsi que les souffrances et atteintes du corps, dyspepsie et migraines, indiquent des restes de jouissance qui ont échappé à cette solution.
Catherine Lacaze-Paule
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[1] Freud S., Bullitt W.C., Le président T. W. Wilson, Portrait psychologique, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2016.
[2] Ibid., p. 52.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 134.
[5] Ibid., p. 119.
[6] Ibid., p. 135.
[7] Miller G., « Préface », in Freud S., Bullitt W. C., Le président T. W. Wilson, Portrait psychologique, op. cit., p. 21.
[8] Ibid., p. 119.
[9] Biagi-Chai F., « Le père du mythe et le père du drame », La Cause freudienne, n°64, octobre 2006, p. 102.
[10] Freud S., Bullitt W.C., Le président T. W. Wilson, Portrait psychologique, op. cit., p. 149.
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