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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 256

« Cancel culture » : vers un monde sans histoire

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La cancel culture nous vient des États-Unis. Ce mouvement y serait né en 2015 selon l’historienne Laure Murat [1] et, selon elle encore, les mouvements #MeToo et Black Lives Matter lui ont emprunté ses modes d’expression et ses pratiques : celles-ci vont du boycott au cyber harcèlement en passant par le sitting et le déboulonnage des statues de personnages jugés s’être très mal conduits à leur époque. Une des actions qui a fait événement est celle du déboulonnage à Bristol de la statue d’un marchand d’esclave, Edward Colston, littéralement arrachée de son socle et précipitée dans le port. Elle a été remplacée par celle d’une jeune femme noire ayant participé au mouvement Black Lives Matter, sous le titre a surge of power, « une montée en puissance » [2]. D’autres ont suivi : celle du général Lee, d’autres sont en sursis comme celle de Colbert.

La statue d’E. Colston est actuellement accueillie au musée de la ville de Bristol. Ceci est pour nous une indication : son entrée au musée a réintroduit la temporalité de l’histoire, le temps long ou profond, pour reprendre la notion mise au point par Braudel [3], et apaisé la vindicte des contempteurs d’E. Colston.

Car l’une des caractéristiques de la cancel culture, ce n’est pas la seule, est précisément l’abolition du temps. Elle rend à la vie ces personnages de l’histoire, elle leur rend leurs mobiles, leurs actions, leurs intentions mesurés à l’aune d’une lecture contemporaine. Nous avons tout à coup affaire à des êtres vivants dont les statues s’animent et interpellent le monde dans un face à face clivant et mortifère.

De ce point de vue, l’expansion de la cancel culture suit le double mouvement de l’évaporation du Nom-du-Père [4] et de la dissolution du réel dans le relativisme [5] ambiant.

En effet, pour Lacan le temps appartient à cette dimension du réel. C’est ce que fait valoir Jacques-Alain Miller dans son cours : « Pour compléter ce bout de réel, il faudrait sans doute ajouter, au moins se poser la question de savoir si le temps, lui, ne serait pas réel. » [6]

Un autre élément vient en renfort : la contraction des espaces et des distances voyagent de conserve avec la dilution du temps. La révolution informatique, la communication instantanée, l’immatérialité des liens entre les hommes et les mondes corrompent le bonheur nouveau des échanges virtuels aussi sûrement que « la chatouille […] finit par la flambée à l’essence » [7].

Les frontières sont poreuses, les époques se mélangent et des personnages disparus depuis des siècles se voient de nouveau jetés dans l’action la plus brûlante. Un monde ouvert a succédé à celui borné par le Nom-du-Père, un monde qui répond à la logique du pas-tout, dont la marque est l’illimité et l’infini.

Gageons que la cancel culture est un autre nom du malaise dans la civilisation, accompagné de son cortège de haine et de ségrégation, qui puise son énergie, comme Freud l’a montré, dans la pulsion de mort.

[1] Murat L., « La “cancel culture”, dernier recours d’une population sans autre voix que l’Internet », Le Monde, 1er août 2020, disponible sur internet.

[2] Le Monde avec AFP, « Royaume-Uni : à Bristol, la statue d’un marchand d’esclaves remplacée par celle d’une manifestante de Black Lives Matter », Le Monde, 15 juillet 2020, disponible sur internet.

[3] On doit à Fernand Braudel la notion du temps long en histoire. Une appréhension de l’histoire sur le temps long en opposition à l’histoire évènementielle, qui infecte maintenant le temps politique ou le temps médiatique.

[4] Tel que le rappelait Jacques-Alain Miller lors de la dernière assemblée générale de l’École de la Cause freudienne.

[5] Paraphrase de Jacques-Alain Miller dans son article « La psychanalyse, la cité, les communautés », La Cause freudienne, n°68, mars 2008, p. 114, disponible sur le site de Cairn.

[6] Miller J.-A., « L’envers de Lacan », La Cause freudienne, n°67, octobre 2007, p. 138, disponible sur le site de Cairn.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 83.

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