Dans ses « Intuitions milanaises », Jacques-Alain Miller propose de déchiffrer « le spectacle du monde » contemporain à partir de la « machine du pas-tout » [1] dans laquelle les barrières sont abolies. Interdire est contradictoire avec la logique du pas-tout : « il n’y [a] plus rien […] qui soit dans la position de l’interdit » [2]. Lacan le présageait : l’interdit d’interdire annonce l’abolition de la honte et l’arrivée de son corollaire : l’impudence. Un effet de structure s’impose alors : « une éclipse du regard de l’Autre comme porteur de la honte » [3]. On constate aujourd’hui que la honte, telle qu’elle est revisitée par J.-A. Miller dans sa « Note sur la honte », est abolie et elle revient sous la forme d’un pousseà-l’obscénité.
La cancel culture en appelle à la justice sociale. En dénonçant une personne ou comportement problématique, on imagine l’empêcher de nuire. Il s’agissait initialement de s’attaquer à des personnes dont la responsabilité pouvait être escamotée, fait de leur position dominante. Cependant, on observe parfois d’autres buts derrière. Par exemple, c’est le cas de cette femme qui, avant de s’envoler de Londres vers Le Cap, a posté un tweet raciste. Treize heures plus tard, le temps de son trajet, elle était licenciée. Ou plus récemment, cette femme trans-militant qui avait sollicité un artiste pour faire dix secondes de voix off sur sa chaîne YouTube. Comme la position de ce dernier concernant la trans-identité fait controverse au sein de leur communauté, elle a été instantanément « annulée ».
Le risque étant de propulser des Social Justice Warriors, des soldats de la justice sociale, à rester pretendument « éveillés » – woke – au point parfois d’être éblouis, aveuglés. L’expansion et la banalisation de cette culture de l’annulation est un syndrome criant du malaise de notre civilisation. Cette humiliation publique, sans limite et immédiate, est un phénomène contemporain. Chacune et chacun est autorisé, à travers des réseaux sociaux, à faire justice et ainsi à participer au spectacle du monde : « Regardez-les jouir pour en jouir » [4]. « [I]l n’y a plus de honte » [5], disait J.-A. Miller. La haine se déchaîne avec obscénité, sans voile.
La démocratie politique implique qu’on supporte « une fracture de la vérité » [6] et qu’on trouve dans l’autre « non pas un ennemi qui veut ma mort mais un contradicteur » [7]. Ce régime est celui où « la guerre se gagne […] alors qu’on n’en a jamais fini avec [la] confrontation » [8]. Dans le contexte de la culture de l’annulation, s’agirait-t-il, à l’inverse, d’une guerre qui ne cesse pas, car la simple confrontation deviendrait un danger mortel ? Un ségrégationnisme radical est à l’œuvre. La machine du pas-tout s’accompagne de « zones restreintes de certitudes » [9] aux repères toujours plus éphémères, puisque, dans les réseaux sociaux, bien souvent ces repères changent. Ces « bulles de certitude » [10] sont aussi volatiles que des bulles de savon, mais leurs victimes s’avèrent bel et bien réelles.
[1] Miller J.-A., « Intuitions milanaises [2] », Mental, n°12, mai 2003, p. 18.
[2] Ibid., p. 17.
[3] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n°54, juin 2003, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 5.
[4] Ibid., p. 6.
[5] Ibid., p. 7.
[6] Gauchet M., La Démocratie contre elle-même, cité par J.-A. Miller, « Intuitions milanaises [1] », Mental, n°11, décembre 2002, p. 12.
[7] Ibid., p. 13.
[8] Ibid.
[9] Miller J.-A., « Intuitions milanaises [2] », op. cit., p. 21.
[10] Ibid., p. 16.