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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 256

Affaires sensibles…

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Que l’artiste toujours précède [1] le psychanalyste, selon la formule de Lacan dans son « Hommage fait à Marguerite Duras », indique l’aptitude des artistes à attraper certains traits saillants de la « subjectivité de [leur] époque » [2]. À ce titre, le dernier album d’Orelsan semble bien de son temps. D’emblée, son titre, Civilisation, interpelle, résonnant avec le célèbre ouvrage de Freud en ceci qu’il y est question du malaise [3]. Dans « L’odeur de l’essence » [4], le single promotionnel de l’album, le rappeur décrit l’état de notre société dans laquelle « tout le monde est sensible, le monde entier devient susceptible, tout le monde est sur la défensive » [5]. Par l’adjectif « sensible », il désigne un insupportable à tolérer la parole de l’Autre.

Il n’y a qu’à faire un saut sur Twitter ou n’importe quel autre réseau social pour vérifier la justesse de son propos : « Plus personne écoute, tout le monde s’exprime […] on s’crache les uns sur les autres, on sait pas vivre ensemble » [6]. Et en effet, des militants woke qui font interdire Les Aristochats [7] sur la plateforme Disney, au prétexte qu’un chat siamois y soit représenté les yeux bridés, à la marque Évian s’excusant d’avoir incité à boire de l’eau le premier jour du ramadan, ou encore des militants trans offensés par un tweet ironique de J. K. Rowling au point qu’elle en reçoive des menaces de mort. Les exemples signalant l’escalade de la susceptibilité ne manquent pas. Le moindre propos a aujourd’hui le pouvoir de déclencher une haine féroce envers celui qui exprime son point de vue, faisant des réseaux sociaux une véritable foire d’empoigne.

Dès lors, comment lire ce phénomène moderne ?

C’est comme si le lien social lui-même était atteint par ce qu’Ernst Kretschmer nommait Der sensitive Beziehungswahn, le « délire de relation des sensitifs ». Si référer ce phénomène à la sensitivité de Kretschmer n’épuise pas la question, il est tout de même frappant de remarquer qu’il s’inscrit dans l’époque de « l’évaporation du père » [8], évoquée par Lacan dès 1967. En annonçant la ségrégation à venir, ce dernier nous éclaire sur le malaise contemporain à l’ère des réseaux sociaux : « Nous croyons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéise les rapports entre les hommes. Je pense au contraire que ce qui caractérise notre siècle, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières. » [9]

Sensible, hautement sensible, hyper sensible, ces signifiants épinglent un trait de la subjectivité de notre époque qui tend à monter toujours plus de barrières entre les uns et les autres.

Et si « la haine les fait basculer dans les extrêmes » [10], comme le rappe Orelsan, la psychanalyse reste une boussole pour s’orienter quant au malaise dans la culture. En effet, elle peut permettre à celui qui en fait l’expérience de se rendre responsable de ce qui le cause et de reconnaître que la haine de l’Autre est une haine de soi en tant qu’au fond de soi gît une irréductible altérité [11].

[1] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192-193.

[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[3] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.

[4] Orelsan, « L’odeur de l’essence », Civilisation, album, France, 2021.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Disney W., Les Aristochats, film d’animation, États-Unis, 1970.

[8] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8, disponible sur le site de Cairn.

[9] Ibid.

[10] Orelsan, « L’odeur de l’essence », op. cit.

[11] Cf. Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020.

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