Au cours des sept leçons qu’il consacre à Hamlet dans le Séminaire Le Désir et son interprétation, Lacan s’empare du texte de Shakespeare pour élaborer le complexe de castration. Chaque page nous entraîne dans le déploiement d’une lecture lacanienne de la pièce où s’articule le cheminement hésitant de Hamlet allant au-devant de la mort. Le spectre a donné à son fils le commandement de faire cesser le scandale de la luxure de la reine. Cela ne concerne pas Claudius, l’assassin, mais la mère, le désir de la mère. Il lui faut donc venger son père : « Les uns disent qu’il ne le veut pas ; lui dit qu’il ne peut pas ; ce dont il s’agit, c’est qu’il ne peut pas vouloir. » [1]
Comment ne peut-il pas vouloir quand « tout [en lui] le porte à agir » [2] ?
La tâche est conflictuelle pour Hamlet, mais où git le conflit ? Les « scrupules de conscience » [3] qui l’empêchent d’accomplir la tâche que lui ordonne son père sont interrogés dans leur statut de symptôme. Ce qui fait difficulté réside en ce père et fils savent qui a commis le meurtre… Or, l’inconscient du sujet ne se constitue que si l’Autre peut ne pas savoir. Hamlet n’a pas accès à l’Autre de l’inconscient. Son drame subjectif consiste en un désir qui ne choisit pas. Au bout du compte, Hamlet ne peut vouloir tuer Claudius, l’amant de sa mère. Il est identifié à un désir qui ne choisit pas. Porteur du message du père, Hamlet a lancé un appel à l’abstinence de sa mère, mais son appel a échoué. L’action du sujet est alors retombée de la même façon que son adjuration adressée à la reine-mère. Hamlet reste dépendant du désir de la mère, captif.
Il commence même à repousser Ophélie qu’il adorait, au nom de la mère qu’elle pourrait, un jour, devenir. Comment rendre compte d’un tel revirement de l’amour ? En suivant les voies qui rendront possible au sujet l’accès à son acte, Lacan reconsidère le rapport de rivalité du fils et du père. Un père, surpris par la mort dans la fleur de ses péchés [4], qui n’a donc pas payé le crime d’exister et qui exige de son fils qu’il paye à sa place ! Ce qui a manqué dans la situation initiale du drame de Hamlet, c’est la castration – celle de la mère. Il faudra que quelque chose vienne s’y équivaloir.
C’est Ophélie qui fera les frais de ce qu’il n’admet pas chez la mère : qu’elle soit un être de désir. La rencontrant juste après qu’il ait entendu le spectre, il scrute l’image aimable de sa belle comme pour y lire ce qui ne peut se voir. De l’objet aimé et précieux qu’elle incarnait pour lui l’instant d’avant, Ophélie devient objet déchu. Le réel que couvrait la belle image de son visage domine maintenant la perception qu’il a d’Ophélie. Elle est dissoute, détruite comme objet d’amour.
La scène du cimetière est nécessitée par le fait qu’avant la mort d’Ophélie, Hamlet l’avait déjà révoquée. Or, le deuil exige l’objet. Voyant Laërte en train d’embrasser Ophélie, morte, Hamlet se reconnaît en lui. En cet instant, son propre rapport de sujet à Ophélie se rétablit. Ophélie, cher objet petit a qu’il avait rejeté ! Un duel entre les deux hommes est en jeu : s’approprier l’objet du deuil. Au fond de la fosse, ils s’affrontent au plus près du cadavre. Dans ce cimetière, Hamlet, poussé par la perte réelle de son objet d’amour, affronte la mort de l’Autre. L’épisode du deuil n’est pas suffisant, car pour rejoindre l’objet cause du désir qui consiste en un manque auquel aucun signifiant ne supplée, il faut le complet sacrifice de son narcissisme. Ce que Hamlet réalise, frappant le criminel avec « l’arme même dont il se trouve touché à mort » [5].
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi pas J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 329.
[2] Ibid., p. 330.
[3] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2010, p. 306.
[4] Cf. Shakespeare W., Hamlet, 1603, acte I, scène 5.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 294.