Dans le temps imparti au CPCT, celle qui consulte énonce un « je mens » dans le jeu signifiant, index de la place du sujet dans l’énonciation. Le sujet est là, dans son intention de tromper. L’analyste, rompu à la pratique du signifiant, permet ainsi au sujet de se dégager de l’emprise de l’Autre.
Madeleine consulte au CPCT car elle est angoissée par l’arrivée prochaine de sa mère. Elle est en arrêt maladie depuis plus d’un an pour une maladie somatique douloureuse apparue après ce qu’elle nomme « un harcèlement au travail ». Je note qu’elle ne se plaint pas de ses douleurs.
Employée « irréprochable », elle travaillait soixante heures par semaine. Elle dit « s’être jetée à corps perdu dans le travail » et s’y être longtemps épanouie, jusqu’à la promotion d’une collègue à un poste de responsabilité qui aurait dû, selon elle, lui revenir. Rivalité mortifère à laquelle avait succédé sa mutation dans un service où ses compétences n’auraient plus été reconnues. Était survenue enfin l’obligation, pour tous les employés, de « badger », selon sa formule, à chaque entrée et sortie de son bureau, même de courte durée, une « volonté de contrôle absolu » de l’autre qui avait déclenché ses symptômes.
Mais ce dont Madeleine vient parler au CPCT, c’est de sa relation à sa mère. Elle précise en effet que ses ennuis professionnels n’auraient pas eu de telles conséquences s’ils n’avaient fait écho à sa souffrance infantile.
Sa mère ne s’est jamais remise du départ du père de Madeleine, survenu alors que celle-ci avait six ans. Elle avait alterné moments dépressifs et moments de colère où elle humiliait et insultait sa fille. Mais le point le plus douloureux avait été l’intense sentiment de culpabilité engendré par les reproches de sa mère de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour retenir son père ou le faire revenir au foyer.
Chacun des séjours chez celui-ci était suivi d’un interrogatoire maternel sur tout ce qu’elle y avait vu, entendu et dit, « une volonté de contrôle absolu ». Comme elle le formule, « Elle était sa chose ». En position d’objet de sa mère, elle était en effet l’œil et l’oreille par lesquels sa mère voyait et entendait ce qui se passait chez son ex-mari et elle avait ordre de dire ce que sa mère ne pouvait plus lui dire.
Après l’inhibition et le repli de sa jeunesse, Madeleine avait néanmoins réussi à établir des liens sociaux, gardant une position de réserve que rendait nécessaire, selon elle, sa propension à combler le manque de l’Autre, comme elle l’avait toujours fait avec sa mère. Tant que sa vie professionnelle et ses diverses activités lui donnaient satisfaction, elle avait pu trouver une pacification dans ses rapports aux autres, excepté avec sa mère.
Celle-ci, en effet, l’avait logée en place d’agent coupable du départ du père, sur l’axe imaginaire a-a’, et Madeleine s’était dans un premier temps totalement identifiée à cette image. Dans un deuxième temps, elle s’était sentie à la fois victime de sa mère, subissant ses vociférations, insultes et humiliations, mais en même temps toujours coupable de ne jamais faire assez pour elle. Elle passait ainsi de la culpabilité à la victimisation comme on passe de l’extérieur à l’intérieur sur une bande de Mœbius.
Jusqu’à l’effondrement de son identification à l’employée irréprochable. La rivalité imaginaire dans laquelle elle s’était mise avec sa collègue avait alors activé un délire de persécution. L’Autre jouissait d’elle et de sa position de victime. Ce déclenchement avait également touché son corps par des douleurs et un affect dépressif.
La figure du surmoi, dans sa férocité obscène, s’était constituée à partir des vociférations et humiliations maternelles, noyau de son délire de persécution. La dimension imaginaire de sa jouissance d’être coupable se manifeste clairement quand Madeleine énonce que seul son corps, par ses douleurs et divers phénomènes de corps, peut dire non aux exigences maternelles. C’est bien le corps du stade du miroir, reconnu par le regard maternel, qui peut lui opposer un refus, sa seule défense, par ses douleurs.
Madeleine a pu déplier, au long de nos rencontres, son rapport à son corps-victime qu’elle avait toujours malmené, cogné, blessé. Elle a pu dire que la douleur avait pour elle « une fonction rédemptrice de sa culpabilité » en même temps qu’elle « soignait cette culpabilité », réactivée quand elle s’était sentie persécutée à son travail. Elle ajoute que la douleur lui « donne le sentiment d’exister », elle lui donne un corps et l’apaise.
Mais le corps à corps avec sa mère lui est maintenant devenu impossible à supporter. À défaut d’une séparation symbolique, la solution trouvée à cet insupportable est une séparation des corps dans le réel : elle part chez un ami pour plusieurs jours et vient trouver au CPCT, dans l’appui transférentiel, une légitimation de sa position pour limiter sa culpabilité.
Alors qu’elle déroule une fois de plus la litanie des reproches adressés par sa mère, je lui fais valoir « qu’elle y croit ». Très surprise, elle approuve ce changement de point de vue, qui laisse à sa charge la responsabilité de la place à donner à la parole maternelle, celle de La vérité ou bien celle d’un mensonge, la faisant quelque peu déconsister.
Peu après, alors que je lui demande ce qu’elle pourrait trouver maintenant en lieu et place de la couture qu’elle ne peut plus pratiquer, elle évoque son goût pour les « carreaux de ciment » qu’elle collectionne pour les disposer en motifs décoratifs. Curieusement, ses douleurs n’empêchent pas ces travaux qui demandent pourtant une certaine force manuelle.
Lors de la séance suivante, elle parle pour la première fois des mensonges auxquels sa mère l’aurait en quelque sorte « forcée » depuis l’enfance, seule échappatoire qu’elle avait trouvée à ses interrogatoires, au prix d’une grande culpabilité.
L’équivoque du signifiant « ciment » fait entendre « si-ment » (si elle ment ou si je mens). C’est une ouverture à l’éventualité du mensonge, aussi bien le sien que celui de sa mère, de ses paroles culpabilisantes auxquelles elle pourrait ne pas croire et auxquelles elle n’avait pu opposer elle-même que le mensonge et la dissimulation. Lui faisant faire un pas de côté, c’est aussi une solution de sortie de son inexorable dualité victime/coupable.
L’encourageant à poursuivre cette activité, j’ai choisi de lui permettre d’en faire usage pour mieux assurer un nouveau nouage de l’imaginaire, du réel et du symbolique. Durant les deux dernières séances de traitement, elle m’a appris qu’elle partait dans la maison paternelle poser ses carreaux et qu’elle allait en fabriquer avec des dessins créés par elle, pour en offrir à ses amis artistes dont elle cache l’existence à sa mère. Une nouvelle voie s’ouvre à elle.
Ainsi ce bref traitement aura permis à Madeleine une réduction de sa jouissance mortifère et persécutive attachée à son symptôme, renforçant sa fonction de nouage, par un usage du symbolique. Ce ne sont plus seulement les douleurs de son corps qui opposent un non à sa mère, mais la possibilité du mensonge, inhérente au langage, qui peut lui permettre maintenant de sceller ce non.