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Victime !

Miquel Bassols membre du comité de pilotage du troisième Congrès européen de psychanalyse, Pipol 7, sur le thème Victime ! a accepté de répondre à une question pour l’Hebdo-Blog afin de nous mettre en marche vers cet événement majeur qui aura lieu les 4 et 5 Juillet à Bruxelles.

L’Hebdo-Blog - « Victime ! » avec son point d’exclamation sonne comme un verdict, un impératif, une sentence. Quel enjeu politique y a t-il selon vous, particulièrement aujourd'hui, à effectuer un aggiornamento de ce statut ? 

Miquel Bassols - Le titre « Victime ! » sonne comme un impératif du même style que la phrase publicitaire de la fameuse marque, Nike : Just do it. Victime ! est accompagné d’un point d’exclamation pour bien confirmer la nature de cet impératif. Chose curieuse et peu fréquente dans l’orthographie de la publicité : l’inclusion d’un point final fait scansion dans la phrase, comme s’il y avait une possibilité de la continuer… Mais quelle est donc la nature de ce faire dans l’impératif ? Il s’agit justement d’imposer de « le faire » sans rien dire de l’objet de l’acte, sans rendre explicite le référent de ce « le ». Donc, on pousse à l’acte, mais sans rien dire de ce qu’il faut faire pour satisfaire l’impératif.

Cet impératif n’est à la limite rien d’autre que la demande de satisfaction de la pulsion, une demande qui exige la satisfaction mais sans rien dire de l’objet avec lequel on pourrait l’obtenir. À la différence de l’instinct, la pulsion – telle que Freud l’a découverte comme principe de l’économie libidinale dans le sujet – n’a pas d’objet déterminé pour sa satisfaction. Disons, en ironisant sur l’usage si fréquent que l’on fait aujourd’hui de cette référence, que la pulsion ne porte pas l’inscription de l’objet de sa satisfaction inscrit dans son ADN. Le sujet est donc d’abord victime de cette pulsion qui exige de se satisfaire, qui va se satisfaire d’une façon ou d’une autre, même au prix du déplaisir du sujet, « au delà du principe du plaisir » pour le dire avec l’expression freudienne. Ainsi, on est d’abord victime de la pulsion qui exige de se satisfaire sans savoir de quel objet, on est victime de la pulsion dans la mesure où on ne sait pas avec quoi il faut satisfaire cet impératif.

On connaît le nom que Freud a donné à cet impératif : c’est le surmoi. Et on connaît aussi la façon dont Lacan l’a modélisé : c’est l’impératif de jouir… Sans dire de quoi. Le surmoi est l’instance dans le sujet qui lui impose une jouissance : « jouis ! », mais sans lui dire comment. La raison dernière est paradoxale : l’objet de cette jouissance est une partie extraite du sujet, son objet a, ou même le sujet lui-même comme objet a, celui-ci se distinguant de la fin même de cette satisfaction.

Victime ! donc, mais victime d’abord de l’impératif de jouissance que le surmoi rend présent dans le sujet en le réduisant à son objet. Ce n’est pas pour rien que la discipline nommé « victimologie» a pris son point de départ dans l’étude et l’évaluation de la coopération ou de la résistance du sujet dans l’expérience qui l’a fait victime. Et il s’agit pour la psychanalyse de ne pas redoubler ce statut de victime qui confirmerait le sujet dans sa position d’objet, soit de distinguer cette position d’objet – l’Objekt freudien, l’un des facteurs composants de la pulsion – du but de l’acte – le Ziel qui se distingue de l’objet –, là où la pulsion obtient sa satisfaction. On pourrait même dire : on est victime du côté de l’objet, on est bourreau du côté de la fin du trajet pulsionnel. Distinction qui ne va pas en effet dans le sens commun de nos jours quand on considère le statut de la victime.

Il y a un pousse-à-la-victime comme il y a un pousse-à-la-jouissance. Et cette identification est déjà, en effet, un facteur politique, comme Jacques Lacan l’avait signalé dans son texte « Kant avec Sade », en évoquant Saint-Just : le bonheur est devenu un facteur de la politique.

Prenons un exemple, dans le registre politique, de ce pousse-à-la-victime à propos du récent et tragique événement au cours duquel un collégien de quatorze ans a tué un enseignant à l’arme blanche à Barcelone. L’impossible à concevoir cet acte par le sens commun a conduit à affirmer que « nous sommes dans un cas de maladie mentale et non pas de violence scolaire » et que même si « il y a eu un mort et des blessés, la grande victime est cet enfant de quatorze ans »[1]. Dans un certain sens, c’est vrai : le sujet est toujours victime de son acte dans la mesure où in fine il est à la place du Ziel freudien – du trajet de la pulsion qui fait le tour autour de l’objet – l’Objekt –, l’objet qui se distingue justement de la fin. Dans ce sens, le bourreau est toujours un peu une victime collatérale de son acte.

Mais si ces déclarations ont été critiquées, c’est parce qu’elles voulaient lever la responsabilité du sujet dans son acte, et cela en l’attribuant, dans le même temps, à une maladie mentale dont le sujet serait la victime. Plus on fait du sujet la victime de l’acte, plus on le déresponsabilise. Et c’est pour lui rendre à nouveau cette responsabilité, au-delà de toutes les circonstances qui peuvent être confondues avec sa cause, que la psychanalyse pourra, précisément, lever pour ce sujet sa condition de victime.

[1] Ce sont les déclarations de la Conseillère d’enseignement du gouvernement catalan, le jour suivant l’assassinat, à la Radio de Barcelone.

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Victime et/ou coupable ?

Dans le temps imparti au CPCT, celle qui consulte énonce un « je mens » dans le jeu signifiant, index de la place du sujet dans l’énonciation. Le sujet est là, dans son intention de tromper. L’analyste, rompu à la pratique du signifiant, permet ainsi au sujet de se dégager de l’emprise de l’Autre.

Madeleine consulte au CPCT car elle est angoissée par l’arrivée prochaine de sa mère. Elle est en arrêt maladie depuis plus d’un an pour une maladie somatique douloureuse apparue après ce qu’elle nomme « un harcèlement au travail ». Je note qu’elle ne se plaint pas de ses douleurs.

Employée « irréprochable », elle travaillait soixante heures par semaine. Elle dit « s’être jetée à corps perdu dans le travail » et s’y être longtemps épanouie, jusqu’à la promotion d’une collègue à un poste de responsabilité qui aurait dû, selon elle, lui revenir. Rivalité mortifère à laquelle avait succédé sa mutation dans un service où ses compétences n’auraient plus été reconnues. Était survenue enfin l’obligation, pour tous les employés, de « badger », selon sa formule, à chaque entrée et sortie de son bureau, même de courte durée, une « volonté de contrôle absolu » de l’autre qui avait déclenché ses symptômes.

Mais ce dont Madeleine vient parler au CPCT, c’est de sa relation à sa mère. Elle précise en effet que ses ennuis professionnels n’auraient pas eu de telles conséquences s’ils n’avaient fait écho à sa souffrance infantile.

Sa mère ne s’est jamais remise du départ du père de Madeleine, survenu alors que celle-ci avait six ans. Elle avait alterné moments dépressifs et moments de colère où elle humiliait et insultait sa fille. Mais le point le plus douloureux avait été l’intense sentiment de culpabilité engendré par les reproches de sa mère de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour retenir son père ou le faire revenir au foyer.

Chacun des séjours chez celui-ci était suivi d’un interrogatoire maternel sur tout ce qu’elle y avait vu, entendu et dit, « une volonté de contrôle absolu ». Comme elle le formule, « Elle était sa chose ». En position d’objet de sa mère, elle était en effet l’œil et l’oreille par lesquels sa mère voyait et entendait ce qui se passait chez son ex-mari et elle avait ordre de dire ce que sa mère ne pouvait plus lui dire.

Après l’inhibition et le repli de sa jeunesse, Madeleine avait néanmoins réussi à établir des liens sociaux, gardant une position de réserve que rendait nécessaire, selon elle, sa propension à combler le manque de l’Autre, comme elle l’avait toujours fait avec sa mère. Tant que sa vie professionnelle et ses diverses activités lui donnaient satisfaction, elle avait pu trouver une pacification dans ses rapports aux autres, excepté avec sa mère.

Celle-ci, en effet, l’avait logée en place d’agent coupable du départ du père, sur l’axe imaginaire a-a’, et Madeleine s’était dans un premier temps totalement identifiée à cette image. Dans un deuxième temps, elle s’était sentie à la fois victime de sa mère, subissant ses vociférations, insultes et humiliations, mais en même temps toujours coupable de ne jamais faire assez pour elle. Elle passait ainsi de la culpabilité à la victimisation comme on passe de l’extérieur à l’intérieur sur une bande de Mœbius.

Jusqu’à l’effondrement de son identification à l’employée irréprochable. La rivalité imaginaire dans laquelle elle s’était mise avec sa collègue avait alors activé un délire de persécution. L’Autre jouissait d’elle et de sa position de victime. Ce déclenchement avait également touché son corps par des douleurs et un affect dépressif.

La figure du surmoi, dans sa férocité obscène, s’était constituée à partir des vociférations et humiliations maternelles, noyau de son délire de persécution. La dimension imaginaire de sa jouissance d’être coupable se manifeste clairement quand Madeleine énonce que seul son corps, par ses douleurs et divers phénomènes de corps, peut dire non aux exigences maternelles. C’est bien le corps du stade du miroir, reconnu par le regard maternel, qui peut lui opposer un refus, sa seule défense, par ses douleurs.

Madeleine a pu déplier, au long de nos rencontres, son rapport à son corps-victime qu’elle avait toujours malmené, cogné, blessé. Elle a pu dire que la douleur avait pour elle « une fonction rédemptrice de sa culpabilité » en même temps qu’elle « soignait cette culpabilité », réactivée quand elle s’était sentie persécutée à son travail. Elle ajoute que la douleur lui « donne le sentiment d’exister », elle lui donne un corps et l’apaise.

Mais le corps à corps avec sa mère lui est maintenant devenu impossible à supporter. À défaut d’une séparation symbolique, la solution trouvée à cet insupportable est une séparation des corps dans le réel : elle part chez un ami pour plusieurs jours et vient trouver au CPCT, dans l’appui transférentiel, une légitimation de sa position pour limiter sa culpabilité.

Alors qu’elle déroule une fois de plus la litanie des reproches adressés par sa mère, je lui fais valoir « qu’elle y croit ». Très surprise, elle approuve ce changement de point de vue, qui laisse à sa charge la responsabilité de la place à donner à la parole maternelle, celle de La vérité ou bien celle d’un mensonge, la faisant quelque peu déconsister.

Peu après, alors que je lui demande ce qu’elle pourrait trouver maintenant en lieu et place de la couture qu’elle ne peut plus pratiquer, elle évoque son goût pour les « carreaux de ciment » qu’elle collectionne pour les disposer en motifs décoratifs. Curieusement, ses douleurs n’empêchent pas ces travaux qui demandent pourtant une certaine force manuelle.

Lors de la séance suivante, elle parle pour la première fois des mensonges auxquels sa mère l’aurait en quelque sorte « forcée » depuis l’enfance, seule échappatoire qu’elle avait trouvée à ses interrogatoires, au prix d’une grande culpabilité.

L’équivoque du signifiant « ciment » fait entendre « si-ment » (si elle ment ou si je mens). C’est une ouverture à l’éventualité du mensonge, aussi bien le sien que celui de sa mère, de ses paroles culpabilisantes auxquelles elle pourrait ne pas croire et auxquelles elle n’avait pu opposer elle-même que le mensonge et la dissimulation. Lui faisant faire un pas de côté, c’est aussi une solution de sortie de son inexorable dualité victime/coupable.

L’encourageant à poursuivre cette activité, j’ai choisi de lui permettre d’en faire usage pour mieux assurer un nouveau nouage de l’imaginaire, du réel et du symbolique. Durant les deux dernières séances de traitement, elle m’a appris qu’elle partait dans la maison paternelle poser ses carreaux et qu’elle allait en fabriquer avec des dessins créés par elle, pour en offrir à ses amis artistes dont elle cache l’existence à sa mère. Une nouvelle voie s’ouvre à elle.

Ainsi ce bref traitement aura permis à Madeleine une réduction de sa jouissance mortifère et persécutive attachée à son symptôme, renforçant sa fonction de nouage, par un usage du symbolique. Ce ne sont plus seulement les douleurs de son corps qui opposent un non à sa mère, mais la possibilité du mensonge, inhérente au langage, qui peut lui permettre maintenant de sceller ce non.

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Un labyrinthe, une cure

L’Hebdo-Blog va dédier une série de textes au film remarquable et bouleversant, Le labyrinthe du silence, premier long métrage de Giulio Ricciarelli. Ce film sort dans les salles, en France, précisément en même temps que s’ouvre en Allemagne le très controversé procès d’Oskar Gröning, âgé de 93 ans, ancien nazi, le «comptable d’Auschwitz ».

Nathalie Georges-Lambrichs nous conduit à l’intérieur du film où le labyrinthe singulier que parcourt en 1958 le procureur du procès de Francfort fera résonner une variation de silences à l’infini témoignant du crime oublié.

Le labyrinthe du silence se compose d’un nombre infini de labyrinthes, qui eux-mêmes font varier des silences à l’infini ; donc, le labyrinthe du silence n’existe pas, et c’est cette chance, aux déclinaisons indénombrables, qu’il s’agit de saisir.

Le procureur frais émoulu qui prend son premier poste en 1958 au tribunal de Francfort a commencé à frayer son labyrinthe, avec ses ramifications sociales, amicales, familiales. Non, ce n’est pas une cure analytique, mais ce sont des rouages qui forment des nouages, ces rhizomes recommandés en grande solitude par Gilles Deleuze, rhizomes auxquels nul ne se tient, mais qui irriguent la solitude de chaque un.

L’Allemagne, alors de l’Ouest, allait sous peu sceller avec De Gaulle et Adenauer une nouvelle alliance. Elle s’était reconstruite dans un silence de plomb, et c’est ce silence qui s’est accumulé dans le moindre de ses bâtiments, de la plus modeste à la plus luxueuse de ses maisons. Pas un qui, dans le labyrinthe, ressemble à quiconque. Mais voilà soudain, que le désir d’un seul sonne la vue, et qu’il s’agit de se regarder soi, dans l’œil de l’autre qui, au nom d’un Autre dont n’apparaît que la face de lumière, entend faire parler les survivants des crimes restés impunis.

Son labyrinthe à lui qui va mener l’action sous l’œil protecteur d’un aîné bienveillant, va consister à consentir aux zones d’ombres étendues sur chacun qui a, à ces atrocités, collaboré, et dont la responsabilité va demeurer, quels que soient les soupçons ou les certitudes mêmes quant aux exactions qu’il aurait commises, dans l’empire de son propre jugement.

Si action de justice il y a, c’est que l’idéal de la démocratie exige que la démocratie se fraye un chemin dans le labyrinthe qui n’existe pas ; qu’elle y fasse valoir l’excellence de sa procédure, la solennité de son décorum, pour que le Verbe puisse être entendu dans sa majesté, par la bouche de ceux qui ne sont plus tant, ici des victimes ou des bourreaux, que des témoins. Et s’ils portent témoignage, c’est de ceci, que chaque un est un, dissemblable, insondable, extra-ordinaire, et que le crime aura consisté à oublier ce degré zéro de la valeur fondamentale, sans lequel il ne peut y avoir quelque un.

N’est-ce pas ce socle, au ras du sol qu’une psychanalyse vous laisse, sur sa fin ?

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Reality[1] ou une inquiétante étrangeté

Une petite fille endormie dans un 4/4, seule au milieu d’une forêt. Un chasseur, un peu plus loin, vise une bête sauvage. La petite fille, réveillée par des coups de feu, lève la tête et reprend sa lecture. Blonde et espiègle, elle fait d’emblée penser à un personnage de conte, à Boucle d’or ou peut être plus précisément au Petit Chaperon rouge de notre enfance.

L’inquiétante étrangeté commence dès cette première séquence, aucune peur de sa part, aucun affect, elle, sans aucun doute, sait.

Le chasseur, c’est son père qui revient chargé d’un sanglier. Cut sur la maison, pléthore d’animaux empaillés contemplent la scène de l’éviscération de l’animal, du déjà vu pour elle qui continue son livre, un non événement ; cela a déjà eu lieu.

Mais, temps d’arrêt dans le regard que, de temps à autre, elle porte sur son père et la bête, moment d’effraction et d’énigme dans cette opération routinière : l’apparition d’une cassette sortie du ventre de l’animal, qu’à la volée, elle a vue.

Freud nous indique que parmi les « multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son contraire unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich [...] deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n’en sont pas moins forcément étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé »[2].

Le savoir des adultes ne lui apporte aucune réponse, même lorsque sa maîtresse indique que le sanglier est omnivore, personne ne la croit. « Ce n’est pas possible ! »

Reality[3] veut savoir, tient tête… et sous l’œil de son nounours qui, comme la poupée de L’homme au sable[4], paraît animé,retrouve la cassette dans la poubelle, au milieu des abats.

Parallèlement, un caméraman, auteur du scénario d’un film d’horreur, rencontre un producteur. Il doit, pour débloquer les financements, faire entendre le gémissement le plus terrible de l’histoire du cinéma et en être récompensé. Dans la salle de visionnage, des images défilent, on y voit la petite fille qui ne peut s’endormir.

À partir de là, les univers s’entrecroisent, se mélangent, se superposent, comme dans Mulholand Drive[5] ou Holy Motors[6]. Les repères vacillent, les rêves envahissent l’écran, mais sont-ce des rêves ? Le désir file, l’Oscar est là, tout près ; dans la salle, le public est anonyme, des visages inertes entourent le nominé. Cloué sur son fauteuil au milieu des masques, il n’atteindra jamais la statue convoitée.

Des scènes se répètent à l’envi, les marques espace/temps sont troublées. Cela s’est-il passé avant ? Après ? Qui est qui ? Et où ? Une même séquence se démultiplie dans différents lieux, le film n’est pas encore tourné… pourtant il apparaît sur la toile, à la stupeur du futur réalisateur. La musique répétitive de Philip Glass brouille d’autant plus les cartes.

Reality continue sa quête, de magnétoscope en magnétoscope, à l’insu des grands, refusant, comme souvent les enfants, « le caractère de semblant des savoirs qu’on leur impose et […] le halo d’ignorance dont ses savoirs sont entourés »[7]. Elle les brave, se lève la nuit, et arrive à ses fins dans une mise en abîme qui, pour la dernière fois du film, convoque l’homme et son double.

[1] Film de Quentin Dupieux, février 2015. [2] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard Folio, 1985, p. 221. [3] Reality est le prénom de la petite fille. [4] Hoffmann E.T.A., nouvelle fantastique parue en 1817 dans le recueil des Contes nocturnes. [5] Film de David Lynch, 2001. [6] Film de Leos Carax, 2012. [7] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peur d’enfants, Paris, Navarin, la Petite Girafe, n°1, 2011, p. 18.

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Oublier pour se souvenir

« T’écrire m’a fait du bien » [1]

Par cette phrase, Marceline Loridan-Ivens n’évoque pas une consolation, ni aucun remède qui aurait apaisé l’horreur traversée. Plutôt une nécessité au-delà du mal. Sa lettre au père, lequel a disparu dans les camps où ils ont été déportés ensemble et dont elle, est revenue, est un bouleversant hommage qui n’atténue rien : « En te parlant je ne me console pas, je détends juste ce qui m’enserre le cœur ».[2]

Elle adresse à son père tant aimé, d’autant plus chéri que disparu, la réponse à la prophétie faite à Drancy, avant que la barbarie ne les sépare : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas. » Prédiction qui s’est inscrite en elle, aussi « violemment et définitivement que le matricule 78750 »[3] gravé à jamais sur son avant-bras.

Lorsqu’ils sont arrêtés par la milice française, Marceline a quinze ans. Le trajet de prison en prison et de train en train, les amène lui à Auschwitz, elle à Birkenau. Marceline a été délivrée le 10 mai 1945 par les Russes à Theresienstadt. Après presque trois ans d’attente, le ministre des Anciens Combattants et Victimes de guerre « décide » de la disparition de Rozenberg Szlhama, le 12 février 1948. Etrange document pour officialiser le non-retour.

Le trou de l’oubli

Un jour au camp, leurs commandos se croisent et la fille et le père réussissent à se jeter dans les bras l’un de l’autre. Avant que ne s’ensuivent des coups, sous lesquels elle s’évanouit, Marceline a le temps de murmurer à son père le nom de son bloc. Lui, a l’audace de lui remettre une tomate et un oignon qu’elle partagera avec une amie. Par la suite le père fait parvenir à sa fille une lettre, signée de son prénom en yiddish : Shloïme. Miracle d’avoir trouvé du papier ainsi qu’un intermédiaire pour porter cette lettre. Le message arrive mais sa destinataire en oublie absolument le contenu : « Ton mot c’était trop de chaleur tout d’un coup, trop d’amour, je l’ai englouti aussitôt lu, comme une machine qui a faim et soif. Et puis je l’ai effacé ». [4] Lettre d’espoir, probablement, d’encouragement pour tenir, car l’auteure situe la remise de cette lettre à l’été 44 durant lequel les « bonnes » nouvelles arrivent : Paris libéré, défilé de la division Leclerc. Sauf que dans le camp, l’avenir n’existait plus. « Plus rien ne pouvait nourrir l’espoir. Il était mort. »[5] Plongée dans un présent où tout est survie de secondes en secondes, les mots même les plus tendres et venant des êtres les plus chers, tuent. Le message de la lettre s’efface sous le coup d’une incroyance.

Marceline survivante aura perdu la lettre et n’en retrouvera pas le texte. Jamais, alors même qu’elle pourra raconter et de façon précise l’horreur de sa déportation. Son oubli témoigne de la prophétie réalisée : elle est revenue, il est mort. La lettre, sorte de Stück du camp, déchet, signe le hors sens. Le livre que Marceline écrit, est la page blanche de cette disparition d’où elle peut parler, encore, au père. Elle peut s’adresser à lui, du trou de l’oubli absolu, comme s’il était vivant.

Vivre quand même

« Si je cherche encore dans les tréfonds de ma mémoire, ces lignes manquantes [….] c’est qu’elles ont fini par dessiner un recoin de ma tête où je me glisse parfois […] Je sais tout l’amour qu’elles contenaient. Je l’ai cherché toute ma vie ensuite ». [6]

Elle va le rencontrer de façon foudroyante !

Le premier mari de Marceline, Francis Loridan, la relève d’une chute de vélo. Et l’épouse. Le second est le bon, c’est-à-dire celui qui convient à la recherche d’une alliance entre le passé et la vie présente. Cet homme, c’est Joris Ivens, un des plus grands reporters du documentaire de son temps. Il la découvre dans un film où elle demande aux passants dans la rue « Êtes-vous heureux ? ». Et où ensuite elle parle des camps, de la disparition de son père, et elle montre son matricule, sans paraître malheureuse. Joris dit « Cette fille, si je la rencontre, je pourrais tomber amoureux d’elle. »[7] Et c’est ce qui se passe ! Rencontre de deux destins. Union de deux radicalités. Ils font couple.

Joris est de trente ans plus âgé qu’elle, né au tournant du siècle comme le père. « C’était un homme habité, hanté, par la misère humaine et constamment déchiré. » [8]

Marceline, revenue du pire, écrit : « Pour vivre je n’avais pas trouvé mieux que de croire [….] et jusqu’à la déraison, qu’on peut changer le monde ».[9]

Ensemble ils vont voyager, militer, filmer ; Joris Ivens a parcouru la planète la caméra à l’épaule. Marceline Loridan-Ivens a fait des films, dont l’un: Algérie année zéro, signe son engagement pendant la guerre d’Algérie.

« Nous nous considérions comme une hydre à deux têtes ».[10] Deux personnes très proches par leur aspiration, leur révolte, leur sens de la justice, bien qu’ils soient éloignés sur les questions idéologiques. Ils forment un couple avec un idéal, celui « de débarrasser la planète de ses impuretés »[11]. Ensemble toujours, ils seront accueillis dans le monde entier.

« J’étais probablement une femme sous influence. Joris me dévorait. Mais j’avais besoin de cette dépendance, de la force et des certitudes d’un homme comme lui. Il était l’école que je n’avais pas terminée. L’amour qui me sauverait. Il était l’ailleurs. L’antidote à ton absence. »[12] Ils furent « deux artistes, deux sauvages »[13], se protégeant et prenant soin chacun de l’autre.

Joris est mort en 1999. Le frère de Marceline lui dit alors « Finalement tu avais épousé ton père ».[14] D’abord choquée par cette interprétation sauvage, Marceline y consent en disant à son père dans ce récit qu’elle écrit pour lui :

« J’avais aimé un homme que tu aurais aimé. »[15]

[1] Loridan-Ivens M., avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, p. 107. [2] Ibid., p. 106 [3] Ibid., p. 13. [4] Ibid., p. 18. [5] Ibid., p. 21. [6] Ibid., p. 88. [7] Ibid., p. 91-92. [8] Ibid. [9] Ibid., p. 96. [10] Ibid., p. 92. [11] Ibid. [12] Ibid., p. 97. [13] Ibid., p. 100. [14] Ibid. [15] Ibid.

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Bords et frontières, un réel est en jeu

Extensions du domaine de la guerre : sous ce titre s’est tenu, à la Comédie de Reims, un colloque résultant de la collaboration inédite entre trois institutions : l’ESAD, l’URCA et l’ACF-CAPA. L’affiche, réalisée pour le colloque par Kevin Zanin[1], est centrée sur un tube d’anthrax exhibé par Colin Powell, en 2002 à l’ONU, avec l’intention sursignifiée de maîtriser une épidémie mondiale et mortelle.

Épidémique la guerre l’est en effet, endémique même, car toujours déjà là, en germe, précédant tout discours, en tant que pour l’être humain parler veut dire consentir à une perte de jouissance qui se transforme à la première occasion en un ferment de ressentiment, d’envie, de haine, ferment de guerre donc.

Grande intensité tout au long de cette journée du 15 avril à la Comédie de Reims, pour décliner les extensions de la guerre dont l’absence de limites inquiète. Cette journée fut animée par le désir décidé de montrer, d'attraper, de dire le réel en jeu, plutôt que de se laisser captiver par lui.

Des moyens d’en découdre 

L’actionnisme viennois est évoqué d’abord par Maud Benayoun[2]. Avec leurs actions tonitruantes, leurs happenings dans les années soixante, les actionnistes sont objets de scandales, de répression et d’exil. Pour Otto Mühl, il s’agit de sortir du bourbier. Ils sont galvanisés par la pensée de Wilhelm Reich et veulent donner à voir les racines pulsionnelles de la culture. Seule vaut l’abréaction qui est recherchée dans une surenchère de provocations.

Le photographe d’art Emeric Lhuisset[3] présente un travail d’une tout autre texture, à partir de la photographie comme preuve d’un réel en jeu dans les scènes sur lesquelles il intervient aux côtés des combattants, en Syrie et en Colombie notamment. Preuve d’un réel qui lui permet d’opérer une distinction entre exactitude et vérité de l’image. Il s’expose, se déplace, invente pour chaque nouvelle situation un dispositif singulier : une micro caméra fixée sur la poitrine du combattant, comme un œil supplémentaire, et en avant ! L’œil voit autre chose que le photographe et autre chose que le combattant. Avec ce subterfuge, il met en scène ce qui, sans son acte, se serait sans aucun doute joué autrement : « Mon appareil photo est une arme plus puissante que ta kalachnikoff ! »

Yves Depelsenaire[4] et l’Artilleur 

« J’aime tellement les arts que je suis devenu artilleur. », dit Guillaume Apollinaire. C’est d’abord Guillaume et Lou, les éclats d’obus, et la troublante séduction de la guerre, son érotique, sa joie sauvage. Car « déplacer la guerre hors de l’humanité est une erreur. La jouissance de tuer et de se faire tuer est le fait du sujet humain, et fait déchanter. Aujourd’hui le déferlement d’images irréalise la guerre, et l’on peut se demander de quoi tout cela est le symptôme. Nous ne savons plus où est la jouissance dont nous orienter, dit Y. Depelsenaire.

« Nous n’avons plus à notre disposition que le rejet pulsionnel de la jouissance de l’autre, qui conduit logiquement à une volonté d’anéantissement de l’autre ». Sombre menace donc.

Genet

Avec Hervé Castanet[5], c’est la guerre de Jean Genet qui monte sur la scène. Un grand écrivain, animé par de grands engagements – Black Panthers, Fraction Armée Rouge, Palestiniens – qui le traversent et qu’il sert, en éternel vagabond comme il se dit lui-même, clochard supérieur. Corps vivant et parlant, mais d’abord corps jouissant. Qui ne méconnaît pas ce que Lacan désigne comme point de saloperie de tout un chacun, avec lequel il n’est jamais question de faire ami-ami. La thèse d’H. Castanet, forte, dépliée pour nous, est celle d’un nouage qui fait de Genet celui qui trahit la trahison même.

Vient ensuite Sylvie Blocher[6] qui présente, sur la scène de la Comédie de Reims, son extraordinaire lutte avec les corps réduits à l’esclavage, aux esclavages divers et infinis : au moyen de ses installations avec lesquelles elle met en scène des figurants, elle parvient, à leur grande surprise, à « faire tomber quelque chose des corps », selon son expression.

Le point d’orgue de la journée

Marie-Hélène Brousse[7] développe une question subsidiaire : « comment se dégager de cela ? », autour de deux axes, serrés dans l’ouvrage collectif La psychanalyse à l’épreuve de la guerre.

– Pas de guerre sans discours.

– La guerre est un mode de jouir humain, fondamental.

« Aujourd’hui la guerre est tout le temps et partout. Et force est de constater que quelque chose a changé du côté de ce qu’est un bord, une frontière ».

Quelque chose avec quoi il faut apprendre à faire, parce que nous n’avons pas le choix : faire avec ce nouveau symptôme de notre civilisation.

[1] Zanin K., Étudiant en design graphique à l’ESAD de Reims. [2] Benayoun M., Directrice de la collection Voix, livres d’entretiens avec des artistes contemporains BOOKSTORMING, en cours : livre avec Sylvie Blocher. [3] Lhuisset E., Photographe, dont on peut citer notamment : Photo-eye, Best Books 2014 : Markus Schaden, (web, 2014), nominated by Maison Européenne de la Photographie for Casa de Velasquez. Leica Oskar Barnack Award 2014 (nominated). Prix HSBC pour la photographie 2014 (nominated). [4] Depelsenaire Y., L’Envers du décor, ou l’art de la guerre, toujours recommencée, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2013. [5] Castanet  H., Le savoir de l’artiste et la psychanalyse. Entre mot et image, (suite), Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2009. [6] Blocher S., artiste, site  sylvieblocher.net, La décolonisation du moi, Les utopies de la modernité sont achevées, Une gymnastique de l’altérité, etc. [7] Brousse M.-H., sous la direction de, ouvrage collectif, La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Éditions Berg International, 2015.

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