Dans un discours prononcé à l’université de Mexico en 1953, Buñuel précise sa conception de la création cinématographique. « Les images comme dans les rêves apparaissent et disparaissent par des jeux d’estompe et d’obscurité ; le temps et l’espace deviennent flexibles rétrécissent et allongent à volonté l’ordre chronologique et les valeurs de durée relative ne correspondent plus à la réalité… »[1]
Son premier court métrage de 1929, Un Chien Andalou, est une entrée en matière fracassante qui a marqué l’histoire du cinéma par le signal d’angoisse qui s’en dégage. En effet l’image inaugurale montre, en gros plan, un rasoir qui tranche l’œil d’une jeune femme, tenu écarquillé. Le spectateur agressé par cette vision d’horreur en est heureusement soulagé par un discret raccord au montage qui permet de saisir que c’est d’un œil de bœuf que la vitrée s’écoule. L’abîme entraperçu n’en laisse pas moins ses traces.
À la fin de La Voie Lactée, on assiste, au contraire, à la guérison miraculeuse de deux aveugles qui dès lors deviennent des disciples du Christ, leur sauveur. Le dernier plan de cette fin de film est sensationnel en nous offrant une énigme intrigante… Alors que la petite troupe des disciples du Christ chemine, une tranchée barre la route que tous franchissent sans difficultés. Seuls les deux miraculés, qui n’ont deviné l’obstacle que grâce à leurs bâtons d’aveugles, n’osent pas sauter le pas. Buñuel, allusivement, fait résonner ce qui est martelé par le Christ dans l’Évangile : ils ont des yeux pour ne pas voir. De cette manière, il interroge le spectateur sur sa capacité à appréhender la réalité des images et sur les satisfactions qu’il en tire.
Tout le cinéma de Buñuel est ainsi une tension, entre angoisse du regard et embrouillage de la vision. Que nous ressentions de la jubilation ou du malaise, nous sommes convoqués à cerner l’énigme de la jouissance de notre désir. « Le cinéma est une arme merveilleuse et dangereuse lorsqu’elle est maniée par un esprit libre. C’est le meilleur instrument pour exprimer le monde des rêves des émotions et de l’instinct. »[2]
C’est une autre manière de dire « Voir, c’est ne pas voir. » ou « Le regard nous regarde. » Nous ne pouvons qu’être frappés par l’importance des aveugles dans nombre de ses films, qu’ils soient l’objet de maltraitance ou au centre de la logique de l’action. Dans Viridiana, par exemple, Buñuel parodiant La Cène de Léonard de Vinci, place un Christ aveugle au centre d’un festin de gueux. Réordonnant l’espace en d’innombrables touches de la dépravation orgiaque, il restera, comme le spectateur, privé du spectacle du sexe dénudé qu’une jeune mendiante offre à la tablée. Cette cène surréaliste servira de déclic à l’héroïne pour lui permettre de saisir les enjeux de son désir.
Buñuel non seulement libère la structure du récit de sa logique traditionnelle, mais distord imperceptiblement l’image par ses angles de vue. L’œil du spectateur, s’il accepte de se laisser troubler et désorienter, découvrira que le perçu recèle toujours une autre réalité inattendue. L’analyse rigoureuse des premiers plans du film Belle de jour nous donne un aperçu de cette étrangeté occulte [3]. Un couple amoureux est conduit dans un Landau qui roule sur l’allée d’un parc boisé. La caméra fixe filme l’attelage qui s’avance. Ce premier plan, support du générique, se termine par un travelling bas/haut qui s’élève jusqu’au sommet des arbres dans le ciel. Puis la caméra se retourne, suit le Landau en zoomant sur les deux personnages qui conversent amoureusement. Toujours en vue rapprochée, la scène bascule soudainement quand le mari empoigne sa femme et la fait humilier et maltraiter par les deux cochers qui déchirent sa robe, la trainent au sol puis abusent d’elle sous le regard indifférent du mari. La scène suivante vient brutalement révéler qu’il ne s’agissait que d’une rêverie, celle de Séverine – Belle de jour – dévoilant le trait masochiste de ses fantasmes.
L’enchainement et la fusion subtile de ces différents plans contiennent d’emblée l’enjeu de tout le film à savoir le rapport subjectif à la réalité. En transformant l’apparente continuité de l’espace par une imperceptible distorsion, ce qui nous apparaissait homogène est de fait structuré selon une architecture qui devient le cadre du scénario présenté – soit une femme violentée par un homme, sous le regard indifférent de l’homme aimé.
Buñuel éclaire Lacan quand il nous affirme que « toute tentative d’atteindre à l’essentiel doit surmonter ce qu’il y a d’engluant dans une apparence qui n’est jamais conçue que comme apparence visuelle ».[4] Cet espace tout à la fois compact et déformé, se présente au spectateur comme un signal éthique, un appel à s’y retrouver.
Le bruit de grelot des chevaux qui parcourt la première scène réapparait tout à la fin du film quand Séverine et son mari « ressuscité » ouvrent la fenêtre pour regarder à l’extérieur. Tout le film n’aurait été qu’un temps pour comprendre – une fraction de seconde dépliée sur une heure et demie – le déploiement d’une rêverie dans l’espace du fantasme de Séverine, avec ses facettes successives. De fait on a assisté à de multiples variations du même scénario à trois personnages, que la première scène nous avait déplié. Avec l’impitoyable logique d’une chaine, souple et inextensible à la fois, combinatoire de trois personnages, Séverine tente de résoudre l’impasse à laquelle elle est confrontée. Cela ira jusqu’à la tentative de faire coexister un désir masculin violent avec l’amour pour un homme. Au-delà de la dialectique de l’amour et du désir, ces constructions subjectives sont surtout des tentatives de se confronter tant à la jouissance phallique qu’à une jouissance Autre.
Assis à la terrasse d’un café, Buñuel apparait furtivement dans ce film – juste le temps de se retourner vers le duc qui vient accueillir Séverine lors de sa participation tarifée à cette variation étrange et obscène de la périlleuse incarnation du scénario passif. Ce coup d’œil de Buñuel, inhabituel dans ses films, nous incite à considérer cette scène avec attention. Parée par un majordome muet et indifférent, Séverine accepte d’apparaitre nue et morte dans un cercueil dans lequel le duc vient de déposer des asphodèles blancs. Celui-ci vient officier ce rituel commémoratif, en pleurant la mort de sa fille. Alors que l’orage gronde, Séverine ressent les secousses spasmodiques de la jouissance phallique répercutées par le cercueil.
Les images de cette scène qui entremêlent, la vision, la mort, et la jouissance, tentent de cerner le noyau d’impossible au cœur de la sexualité humaine. Voir c’est toujours oublier l’angoisse provoquée par le regard. « C’est en quoi le support le plus satisfaisant de la fonction du désir, à savoir le fantasme, est toujours marqué d’une parenté avec les modèles visuels où il fonctionne communément, et qui si l’on peut dire donnent le ton de notre vie désirante »[5].
Les images projetées sur l’écran sont façonnées par l’objectif de la caméra qui reste toujours subjectif. C’est ce que nous précise Buñuel dans sa conférence citée plus haut : « Le mécanisme producteur d’images cinématographiques, par sa façon de fonctionner, est, parmi tous les moyens d’expression humains, celui qui ressemble le plus à l’esprit de l’homme » En se détournant de l’évidence de la perspective, c’est-à-dire en nous imposant la distorsion de l’espace subjectif, il nous oblige à accepter l’étrangeté de la scène fantasmatique modelée par les images du cinéaste. Toute l’œuvre de Buñuel aura été un traitement du regard par la fabrication de tous ses films. Il nous donne à voir un cinéma tout autant politique que poétique, parce qu’il se confronte à ce qu’est fondamentalement la subjectvité humaine du parlêtre. Récusant toute réduction de l’image à une pseudo-objectivité, il n’a jamais cessé de s’exposer au rapport réciproque du désir et de l’angoisse.
[1] Extrait d’une conférence donnée à l’Université de Mexico en décembre 1953, reprise dans Luis Buñuel, Le Christ à cran d’arrêt, Paris, Plon, 1995, cité par Alain Bergala, « Luis Buñuel », Cahiers du cinéma, 2007, p. 46.
[2] Ibid.
[3] Lors d’une séance de « Cinéma avec Lacan », en janvier 2018 à Nantes, Hélène Le Guével nous a appris à saisir précisément la fabrication de cette scène.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil / Coll. Champ Freudien, 2004, p. 277
[5] Ibid., p. 291