Le 13 novembre 2015, les attentats terroristes qui ont frappé la capitale ont entraîné l’annulation des Journées de l’ECF[1]. Ce réel a fait effraction ; il a fait trou dans la vie de l’École. Après les attentats de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Cacher, sa violence inouïe est venue bouleverser la vie politique et institutionnelle, balayant les repères idéologiques, et bientôt les partis politiques. Il y a eu un avant et un après ce « 13 novembre » qui est venu nommer l’effroi. Notre style de vie, nos libertés fondamentales apparaissaient soudain fragiles, menacés.
Comment penser l’impensable ? Et comment maintenir le huis clos du cabinet où nous accueillons le symptôme, lorsque nous parvient l’écho du malaise contemporain dont les signes ne cessent de se multiplier ?
L’École est sortie changée de l’épreuve. Avec la menace de l’arrivée au pouvoir des « ennemis du genre humain », elle a pris la mesure d’un réel susceptible de menacer les libertés individuelles et de porter atteinte à la psychanalyse, dans son rapport à la libre parole. Prendre position, s’engager, fut une nécessité, voire une évidence.
J.-A. Miller en a tiré les conséquences par un acte qui fait interprétation, « Champ freudien, année zéro ». En 2017, nous sommes sortis de ladite « neutralité bienveillante » pour nous mêler de politique et alerter l’opinion. Comme il l’a souligné, c’est un engagement qui « questionne et touche les fondements mêmes du discours analytique »[2], pas sans résonance avec l’acte de dissolution de Lacan qui présida à la naissance de l’ECF.
En 1981, il s’agissait de « rebâtir sur un champ de ruines »[3], une École qui soit à la hauteur du désir de Lacan. J’avais alors choisi son École pour y inscrire mon transfert à la psychanalyse. Après bien des années consacrées à élaborer une clinique orientée par le réel – ce réel innommable que serre la passe – l’École a pris un virage décisif que J.-A. Miller a pu qualifier de « passe de l’École sujet »[4]. C’est une bascule qu’il s’agit d’interroger à la lumière de ce qu’on peut attendre du psychanalyste qui a choisi l’École de la passe : « Qu’y renonce plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. »[5]
La solitude de l’acte est celle du corps parlant avec lequel chaque Un se débrouille seul. Cette solitude est l’assomption d’un désir inédit qui s’adresse à l’École, définie par J.-A. Miller comme « une addition de solitudes subjectivées ». L’expérience de l’École selon Lacan ne demande qu’une chose : « qu’on s’y engage »[6]. L’acte engage aussi le psychanalyste à sortir de son confinement et lui donne le devoir de faire entendre sa voix sur la scène du monde, que ce soit face à la résurgence de l’antisémitisme, la haine de l’étranger ou la ségrégation accrue, dans laquelle Lacan décelait dès 1968 la trace de « l’évaporation du père »[7].
Qu’un français sur deux croie à la théorie du complot ne nous rend pas forcément optimiste quant à la montée des populismes qui tendent à la restauration de l’Un et menacent ainsi la démocratie.
L’École née du désir de Lacan est aujourd’hui un lieu largement ouvert sur la Cité, où des épars désassortis, des corps parlants, travaillent à rendre vivants ses signifiants. Dire « la passe de l’École sujet », cela donne l’idée d’un savoir-faire à inventer, d’un nouveau nouage à réaliser entre passe, École et politique : « Tout recommence sans être détruit, pour être porté à un niveau supérieur »[8].
[1] Intervention à la Journée « Question d’École » du 3 février 2018
[2] Miller J.-A., « Point de capiton », cours du 24 juin 2017 prononcé à l’ECF, disponible en ligne sur le site Lacan-TV, publié dans La Cause du Désir, n° 97, Navarin Éd., novembre 2017, pp. 87 à 100.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[6] Lacan J., Le Séminaire, « R.S.I », leçon du 11 mars 1975, Ornicar?, n° 5, Paris, 1975, p. 53.
[7] Lacan J., « Note sur le père » (1968), La Cause du Désir, n° 89, Paris, Navarin Éd., mars 2015, p. 8.
[8] Miller J.-A., « Point de capiton », op. cit., p. 87.