Tu es ma femme. Lacan affirme, en 1954, que c’est là « une des paroles les plus importantes que l’on puisse prononcer1 ». Phrase fondamentale, elle engage celui qui l’énonce et marque d’une reconnaissance singulière celle à qui elle s’adresse. Le tu implique un je qui, s’il n’est pas énoncé, n’en fonde pas moins une identification : je suis ton homme. Parole pleine, sur fond de réciprocité imaginaire, cette déclaration symbolique donne un fondement signifiant à deux sujets, pouvant ainsi nouer un couple. Elle suppose de croire en un Autre de la bonne foi, car d’une part, rien ne garantit que je suis ce que tu dis, ni qu’en retour je dirai ce que tu es, et d’autre part, aucune assurance que celui qui énonce cette phrase ne s’en dédira pas.
Dans cette zone intermédiaire ambigüe entre le symbolique et l’imaginaire, ce pacte intersubjectif n’a « rien […] pour saturer nos fondamentales exigences2 » – celle de la demande d’amour, d’une solution aux embrouilles avec le désir, d’une réponse à un Que suis-je pour l’autre ? Cette assertion ne dira pas ce que je suis au niveau de l’être, malgré la reconnaissance identificatoire qu’elle implique.
Lacan n’hésite pas à qualifier d’acte délirant, insensé, le fait d’adresser Tu es ma femme à une femme, « cet être curieusement flottant à la surface de la création3 ». Il précisera en 1967 que le ma ne dit pas le La, car quelque chose de La femme flotte, part à la dérive4 ; pas-toute à lui elle ne sera. Quelque chose échappe à la garantie du performatif. Dans ce message, « au disjoint du corps et de la jouissance5 », je ne sais pas ce que je dis.
Osant jouer sur l’équivoque, Tu es/tuer… ma femme, Lacan pointe en 1975 le tranchant mortel du miroir narcissique. Au fond, « quelles que soient les paroles pleines qui l’ont fondé, l’analyse démontre que [le couple] […] est noué par le trou6 », le trou de la non-réciprocité des jouissances, de l’impossibilité à dire le rapport sexuel. Quels mots alors pour toucher cet être qui part à la dérive, qui ne se laisse pas saturer dans les rets de la déclaration symbolique ? C’est de ce trou dans le savoir que peut se vociférer l’insulte, laquelle vise l’être : là où « on la dit-femme, on la diffâme7 ». Premier et dernier mot du dialogue, pas de phrase, tout est dit, « tu es cela », réduite à néant. De ce trou peuvent s’échapper des étincelles jouant avec le mi-dire, la contingence, l’invention d’une phrase inédite qui vise cet être qui se dérobera, encore…
Lise Roullet
[1] Lacan J., « Du symbole, et de sa fonction religieuse », Le mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007, p. 67.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 241-242.
[3] Lacan J., « Du symbole, et de sa fonction religieuse », op. cit., p. 66.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien éd., 2023, p. 377.
[5] Ibid., p 375.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 15 avril 1975, Ornicar ?, n°5, hiver 75/76, p. 54.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 79.