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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 201

« Toxique » : l’expérience de la bête intime

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À l’été 1957, Françoise Sagan, roulant à plus de 160 km/h, a un accident de voiture. Des souffrances qui en découlent, elle en est soulagée par un succédané de la morphine, le Palfium 875. Elle en devient cependant dépendante et est hospitalisée pour s’en désintoxiquer. Durant son séjour, elle rédige un court journal intitulé Toxique [1], lequel articule la souffrance d’une certaine solitude et un affrontement face à un ennemi intime. Elle écrit, sur un ton neutre : « Au bout de ces trois mois [de traitement au Palfium], j’étais suffisamment intoxiquée pour qu’un séjour dans une clinique spécialisée s’imposât. » [2] Ça s’impose à elle, la cause serait ailleurs… Son écrit en porte la trace : son impuissance dans son rapport au manque de la substance, à ses effets sur son corps et sur elle. Elle éprouve ce sevrage dans un « sentiment de déchéance » [3]. Elle se sent « martyrisée » : la souffrance, indique-t-elle, la « diminue » et lui « fait peur » [4].

Dans ce huit clos qu’est l’institution, Sagan fait l’expérience d’une certaine étrangeté, en son sein même : « Je m’épie : je suis une bête qui épie une autre bête, au fond de moi. » [5] On est loin de la joyeuse rencontre avec l’« autre scène » [6] ; on est plus proche, ici, d’un sujet parasité et dont le parasite ne lui sied guère.
Progressivement Sagan découvre que cette bête, c’est elle tout aussi bien : « Il y avait longtemps que je n’avais pas vécu avec moi-même. » [7] Cette bête qui refait surface, c’est une part d’elle-même dont elle se cache habituellement, qu’elle fuit et se refuse à éprouver. C’est cet éprouvé du manque – pas seulement celui de la substance, mais également le rapport au manque en soi – qui lui fait terreur et qui, durant son hospitalisation, fait retour sans qu’elle ne puisse, cette fois, le couler dans l’alcool ou la drogue. Cette étrangeté à elle et en elle, c’est son réel. C’est une expérience proche de la découverte freudienne, mais sur le versant de l’horreur : « Tout ce que je fais pour moi est contre moi, c’est assez épouvantable » [8].

À éprouver une altérité étrangère en elle, c’est son corps et son être qui en deviennent étrangers et qui sont alors à apprivoiser : « Je sais ce qu’il me reste à faire ; je vais m’éprendre de moi, me soigner, me bronzer, me refaire les muscles un par un, m’habiller, me ménager infiniment les nerfs […]. M’aimer » [9]. C’est d’abord le corps en tant qu’organisme qui est touché, mais ce n’est pas sans effet sur son image : « Cette histoire de santé est trop longue. Je ne me sens plus tenue à rien, c’est d’un effet bizarre. » [10] Dès lors, tout ce qui pourra maintenir cette image sera réconfortant. La vue de son corps légèrement sublimé, sous la forme de son corps bronzé [11], vient lui permettre de mettre Un peu de soleil dans l’eau froide [12], de tenir un peu à distance l’horreur [13].

Se dévoile alors que « désormais, mes seuls rapports heureux avec moi-même, en dehors des autres êtres et des quelques moments d’exaltation ou de bien-être physique que la nature procure, ne pourront être que littéraires » [14]. Un autre plaisir que celui de la vitesse émerge : « J’adore écrire » [15]. Notons combien le corps est pris là-dedans : « bien-être physique », dit-elle. Dès lors, rien d’étonnant à ce que le sevrage du corps ne permette plus la quiétude, voire même en vienne à réveiller la bête d’habitude assommée à coups de verres et de cachets. Pour Sagan, écrire lui permet de trouver une position où elle est « à l’aise » [16] : « Je viens de me surprendre allongée à demi sur ma chaise, les bras derrière la tête, la cigarette pensive, dans la position désinvolte de l’écrivain en bonne santé réfléchissant (à) (sur) ses dernières lignes. » [17] Une image d’Épinal, celle de l’écrivain en bonne santé, et qui sert d’appui spéculaire, presque de façon automatique, pour qu’un peu de bien-être advienne dans ce corps dont l’image est mise à mal, un autre rapport à soi…

Juste avant de quitter la clinique, elle écrit « Je me dis au revoir » [18] – inscrivant bien la part d’elle qu’elle a découverte, pour mieux l’y circonscrire et s’en protéger. Elle ajoute, plus radicale : « je me suis habituée peu à peu à l’idée de la mort comme à une idée plate, une solution comme une autre si cette maladie ne s’arrange pas. […] Ce serait triste mais nécessaire, je suis incapable de tricher longtemps avec mon corps. Me tuer ; Dieu que l’on peut être seule parfois » [19]. Ce n’est pas tant la maladie que ce que ses effets ont mis en lumière : un manque qui peine à se symboliser et qui fait retour. Pour Sagan, cette cure a été l’épreuve d’une rencontre avec un point d’horreur et de réel auquel elle s’est affrontée et qui se logeait en elle, contre elle.

 

[1] Sagan F., Toxique, Paris, Le Livre de poche, 2010, les pages ne sont pas numérotées, seuls les jours sont indiqués, comme dans un journal intime.

[2] Ibid., première page.

[3] Ibid., le dimanche (deuxième jour).

[4] Ibid.

[5] Ibid., le premier lundi.

[6] Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 2013, p. 589.

[7] Sagan F., Toxique, op. cit., le premier lundi.

[8] Ibid., le mardi.

[9] Ibid., le jeudi.

[10] Ibid., le second lundi.

[11] Ibid., le dimanche (deuxième jour).

[12] Sagan F., Un peu de soleil dans l’eau froide, Paris, Le Livre de poche, 2011.

[13] « la fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale » (Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 776.)

[14] Sagan F., Toxique, op. cit., le premier lundi.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid., le second lundi.

[19] Ibid.

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