Patrick Monribot a écrit un magnifique texte sur la pudeur et la passe, je vous le conseille [1]. Il y relève deux statuts de la pudeur, toujours liée à la chose sexuelle, chez Lacan. Le premier a rapport avec le fantasme et sa jouissance secrète. La pudeur, articulée à la honte ou au dégoût, c’est selon, cache un plus-de-jouir qui ne peut s’avouer. Elle est brandie au nom de la morale, « cache-misère de l’obscénité du plus-de-jouir » [2]. Cette pudeur est à démasquer par l’analysant dans sa cure comme index aussi bien que voile d’une « jouissance par lui-même ignorée » [3], selon les mots de Freud quand il évoque la grimace de l’homme aux rats qui lui raconte le supplice fantasmé.
Le second statut de la pudeur est articulé non pas à un plus, celui du plus-de-jouir, mais à un moins, celui du non-rapport entre les sexes. La pudeur n’est plus ici voile mais barrière qui empêche l’« accès direct à cette béance impossible du sexuel » [4]. Cette pudeur-ci, Lacan l’appelle la « pudeur originelle », car elle est le témoin de la limite du savoir quant à l’indicible du rapport entre les sexes. Cette barrière de la pudeur est « essentielle à produire » [5], dit Lacan dans L’Éthique de la psychanalyse. « La seule vertu que je vois sortir de cette interrogation, […] s’il n’y a pas de rapport sexuel, […] c’est la pudeur » [6], reprend-il encore quatorze ans plus tard dans « Les non-dupes-errent ».
Ceux, ou celles, qui oublieraient ou voudraient forcer cette barrière, pour dire la chose qu’il n’y a pas, seraient « à la source de toutes sortes de questions sans issue » [7], condamnés à l’errance, car « les non-pudes errent » [8], ou frappés d’imposture liée à une position de démenti.
La passe est la production de cette pudeur comme réponse au non-rapport, en tant que barrière, limite ou bord du trou logé au centre du rapport qu’il n’y a pas. Elle habille l’impossible en même temps qu’elle le cerne. Comment ?
Jacques-Alain Miller fait le constat que « la passe ne se vérifie pas au niveau des énoncés […], mais au niveau de l’énonciation. Il s’agit plutôt de saisir un dire de passe » [9]… C’est donc par un dire que le bord du trou se tisse, c’est par le fil du bien-dire que l’impossible peut trouver son habit.
La passe s’accorde donc avec le bien-dire, J.-A. Miller nous le faisait remarquer déjà lorsqu’il nous introduisait au Séminaire Les Formations de l’inconscient en 1998. Il s’agit d’un bien-dire non pas articulé au code de la rhétorique mais lié à une production nouvelle dans le dire, à … du nouveau ! [10] Ainsi la production de la pudeur à la fin de l’analyse ressortit à une production nouvelle dans le dire, et en tant que telle, elle a des affinités avec le Witz comme création, comme néologisme. « C’est souvent saillant dans les témoignages des Analystes de l’École. […] Chacun tire, cingle vers son néologisme »[11], nous dit J.-A. Miller.
J’avais tenté d’articuler dans un texte précédent [12] le Witz à la fin de l’analyse à partir de la première phrase bien connue de l’ultime écrit de Lacan [13]. Non plus le Witz en tant que plus-de-sens, mais en tant que surgissement du S1 tout seul, avant qu’il ne se rapporte à un second signifiant, avant qu’il ne s’articule dans un savoir, touchant ainsi à l’inconscient réel. Il se peut – c’est contingence, tuché – qu’au moment-même où surgit un lapsus, un mot d’esprit ou un rêve, il n’ait pour l’analysant plus nécessité de s’interpréter dans le sens. Le « On le sait, soi » qu’ajoute Lacan indique qu’il s’agit alors d’un bout de lalangue qui s’accompagne d’une satisfaction liée à la certitude que ça y est, qu’il ne faut plus en rajouter. Le « soi » précise d’ailleurs bien qu’il s’agit d’un savoir qui n’est plus articulé à l’Autre.
C’est ainsi que si la fin de l’analyse peut être considérée comme un moment de traversée de ce qui voile le non-rapport – le fantasme –, ce n’est pas sans la production d’un dire nouveau et donc singulier dans la langue qui, ce trou, l’habille. La pudeur tient donc à un acte de dire qui débusque et, en même temps, défait une jouissance qui s’agit dans le silence.
Je voudrais, pour terminer, faire part de ce qui a été pour moi un souci au moment de faire la passe. P. Monribot fait remarquer que « pudeur » dans la passe n’est pas « pruderie » [14] et, en effet, les rêves, les fantasmes présentés par les AE sont parfois trash. Ils n’en ont pas, ou plus, honte, car la jouissance qui leur était attachée est tombée. Par contre, ce que cette pudeur épargne toujours, sans exception, ce sont les partenaires du sujet sur la scène de sa vie. Effectivement, ce que permet d’apercevoir la traversée du fantasme, c’est que c’était le sujet lui-même qui en était le metteur en scène, que c’était lui qui en agitait les personnages dans son scénario pour sa propre jouissance. La pudeur de la fin de l’analyse, c’est, de cette jouissance la plus intime, s’en faire responsable.
[1] Monribot P., « La pudeur originelle », Quarto, n°90, juin 2007, p. 34-38.
[2] Ibid., p. 36.
[3] Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 207.
[4] Monribot P., « La pudeur originelle », op. cit., p. 35.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 345.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes-errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 345.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes-errent », op. cit.
[9] Miller J.-A., « Est-ce passe ? », La Cause freudienne, n°75, juillet 2010, p. 86.
[10] Cf. Miller J.-A., … du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Jacques Lacan, Paris, coll. Rue Huysmans, 2000.
[11] Ibid., p. 13.
[12] Poblome G., « Witz et inconscient réel », L’Hebdo-Blog, n°210, 29 juin 2020, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).
[13] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.
[14] Monribot P., « La pudeur originelle », op. cit., p. 36.