
Le temps de vieillir
Les personnes âgées témoignent de la persistance du désir et du sentiment de la vie [*] : « ça jouit ou […] ça souffre – c’est du même ordre – et […] ça a un corps » [1], voilà ce que Lacan dit de la vie dans sa « Conférence de Louvain ». Le corps a un âge, mais l’être parlant, sujet de son inconscient, n’en a pas.
La question du temps est omniprésente en EHPAD [2]. De la « désorientation temporelle » des résidents diagnostiqués déments au manque de temps des soignants, chacun parle du temps et laisse entrevoir son rapport avec celui-ci.
C’est lors d’entretiens individuels que le temps logique peut être abordé, que quelque chose s’énonce de la position subjective de ces sujets âgés. Il ne s’agit plus du temps chronologique, mesurable ou objectivable que l’on partage et que l’on rappelle souvent aux personnes dites désorientées dans les EHPAD – la date, la saison, l’heure, censés être des repères permettant de vivre ensemble. C’est ce temps subjectif que l’on « met en mouvement […] par la parole » [3].
Freud énonce dans L’Interprétation des rêves que l’inconscient ignore le temps [4]. Ce qu’Éric Laurent précise en ajoutant que si « l’inconscient […] ne connaît pas le temps, c’est au sens où il n’en connaît pas la mesure » [5]. Il ne s’inscrit donc pas dans le temps chronologique partageable par tous, mais au contraire connaît son propre rythme et sa propre mesure. Il ignore le temps au sens où il est dans une autre dimension. L’inconscient ne répond pas à la continuité du temps chronologique du calendrier, il est marqué par la discontinuité. Ainsi, les symptômes, parfois retenus chez une personne âgée comme signes d’une démence, peuvent être considérés par le psychologue orienté par la psychanalyse comme des formations de l’inconscient.
Comme le reprend É. Laurent, il ne s’agit alors plus de la mémoire comme capacité à retenir des informations, mais de l’« articulation de la mémoire inconsciente et du battement temporel du sujet : trous de mémoire, défauts de mesure, persistance inquiétante, oublis calamiteux, oubli de l’oubli » [6]. Rappelons que le refoulement n’est pas un trou de mémoire. De la même manière, ce qu’on appelle « désorientation » ou « déambulation », perçus comme signes de la maladie démentielle, peuvent être considérés du point de vue subjectif. Il y a des sujets en errance. Adopter ce point de vue ne consiste pas à nier ou à remettre en cause toutes les maladies neurodégénératives, mais à considérer le sujet concerné. L’individu des neurosciences n’est pas le sujet de la psychanalyse [7], l’un n’empêche pas l’autre. Il s’agit plutôt du « choix [qui] s’ouvre entre le conformisme comme oubli de soi ou la sauvegarde de la singularité » [8].
Pour Lacan, l’inconscient a une affinité essentielle avec le temps. Jacques-Alain Miller indique qu’il faut du temps pour découvrir « l’inconscient en tant qu’il s’inscrit comme évènement dans la trame du temps » [9]. C’est dans la discontinuité, dans les moments de vacillement, que l’inconscient se laisse entrevoir, dans ce qui semble dysfonctionner. Ce sont ces évènements qui donnent le rythme à l’émergence du sujet de l’inconscient.
[*] Intervention initialement prévue le 12 mars 2020 à la faculté de psychologie de Strasbourg dans le cadre d’une conversation autour du livre Vieillir aujourd’hui. Perspectives cliniques et politiques (Champ social, 2019), et annulée à cause du confinement. Texte proposé par Isabelle Galland.
[1] Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 12.
[2] EHPAD : Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
[3] Roux P., « Le temps logique pour s’orienter », Section clinique d’Aix-Marseille, disponible sur internet.
[4] « L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié » (Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 491).
[5] Laurent É, « Le savoir inconscient et le temps », L’Hebdo-Blog, n°211, 6 juillet 2020, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr), publié initialement dans : La Cause freudienne, n°26, février 1994, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 3.
[6] Ibid.
[7] Vanderveken Y., « L’inconscient et le cerveau : rien en commun », Lacan Quotidien, n°804, 3 décembre 2018, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[8] Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin, 2016, p. 21.
[9] Miller J.-A., « La nouvelle alliance conceptuelle de l’inconscient et du temps chez Lacan », La Cause freudienne, n°45, avril 2000, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 4.
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