
L’âge à l’épreuve des protocoles
Vieillir devient, dans notre société, une forme de pathologie[*]. La référence constante à une science sommée de répondre de façon circonstanciée, programmable, et présentée sur un versant d’utilité sociale, induit que le vieillissement soit désormais abordé quasi systématiquement comme dérèglement, perte ou pathologie, dans des dimensions neurologiques et cognitives [1].
Cette voie ouvre l’opportunité d’un accompagnement « protocolisé », médicalisé, voire éducatif ou rééducatif. Aux États-Unis, cela va jusqu’à un lobbying afin d’obtenir du FDA [2] la reconnaissance de la dimension pathologique du vieillissement, porte ouverte pour des recherches conduisant à la commercialisation de traitement par les laboratoires. Or, quel que soit son âge, chacun existe, avant tout, en tant que sujet en voie de reconnaissance, tentant de soutenir son inscription dans un lien social. Ce sujet, il est important de l’accueillir et de le reconnaitre dans sa singularité.
Ainsi, quelles que soient les causes de ces déficiences et de ces pertes que connaissent ces personnes âgées, aussi dramatiques soient-elles, elles restent des sujets auxquels il est essentiel de donner une place. Le sujet a toujours affaire à un réel potentiellement traumatique, c’est la seule donnée qui soit universelle, mais tous ne s’en débrouillent pas de la même façon. Vieillir, affronter les pertes successives qui peuvent conduire à une dépendance contrainte à un partenaire plus ou moins accueillant, est une situation de plus en plus rencontrée dans nos sociétés dites développées. Maintenir un accueil du sujet qui tienne compte de ce qui insiste derrière ces pertes constitue une dimension clinique essentielle. Même lorsque ces pertes concernent la mémoire et le langage, il s’agit d’entendre ce qui se répète chez le patient.
Cet accueil présente un enjeu qui interpelle l’orientation psychanalytique lacanienne, laissant au sujet sa part de responsabilité.
Travailler avec des sujets âgés, des sujets parfois diminués dans leur corps et/ou leurs moyens intellectuels, nécessite de conserver cette éthique du sujet. Il s’agit ainsi de pouvoir interroger les différents diagnostics qui font taire le sujet, ou le conduisent à passer sous silence ses tentatives pour signifier, d’une façon ou d’une autre, sa présence. L’âge n’efface pas le sujet, il le contraint au contraire à changer, plus ou moins, ses stratégies, et le confronte à la représentation de sa propre disparition. Mais la vie est toujours là, avec des moyens à trouver pour se concrétiser, pour que la jouissance, celle de la vie, trouve à se dépenser.
Des professionnels, soutenus par l’éthique de la psychanalyse, font consister cette possibilité au sein d’institutions et de dispositifs, autorisant des sujets à se sentir toujours vivants.
Claudine Valette-Damase et moi-même avons encouragé et construit un réseau de professionnels – le réseau des CÉRÂS [3] – qui vise à partager les effets de cette position éthique, à transmettre l’expérience de ceux qui souhaitent accompagner ces sujets, à illustrer l’intérêt clinique de cette orientation afin de peser sur la politique de soins et d’accompagnement des sujets âgés. Ce réseau se déploie en référence à la psychanalyse d’orientation lacanienne, ce qui lui offre son expérience et ses possibilités d’élaboration. Il promeut une clinique qui subvertisse les commandes publiques de bientraitance et de silence du sujet. Ce réseau a été au départ du cartel qui a produit l’ouvrage Vieillir aujourd’hui, Perspectives cliniques et politiques [4]. Les CÉRÂS publient aussi régulièrement une lettre, Réson’Ans [5], qui présente une orientation primordiale dans ce champ. Ainsi, entre les acronymes qui nous gouvernent désormais, et qui dictent également les conditions d’évaluation de nos pratiques, se glissent, dans cette lettre, des témoignages d’actions et d’accompagnement menés par des collègues engagés dans ce travail d’accueil des sujets pouvant être débordés par un vieillissement qui les bouscule et les fragilise. Le contexte d’épidémie, que nous venons de traverser, et dont nous ne sommes pas vraiment sortis, est à considérer comme un appel à ne pas reculer devant ce travail.
[*] Intervention initialement prévue le 12 mars 2020 à la faculté de psychologie de Strasbourg dans le cadre d’une conversation autour du livre Vieillir aujourd’hui. Perspectives cliniques et politiques (Champ social, 2019), et annulée à cause du confinement. Texte proposé par Isabelle Galland.
[1] Cf. le 21e International Association of Gerontology and Geriatrics World Congress, accueilli par The Gerontological Society of America, San Francisco, 23-27 juillet 2017, congrès qui a fait date. Cf. également les rapports de L’Année gérontologique, disponible sur internet.
[2] FDA (Food and Drug Administration) est l’agence nord-américaine des produits alimentaires et des médicaments. Le projet TAME (Targeting Aging with METformin – Albert Einstein Collège of medicine – New York) a proposé en 2015 une expérimentation visant à prouver que le vieillissement n’est pas une simple usure biologique consubstantielle à la vie, mais bel et bien une affection, un problème de santé (cf. 21e International Association of Gerontology & Geriatrics World Congress, op. cit., cité par : Innovation in Aging, vol. 1, supplément, juillet 2017, p. 743, disponible sur le site d’Oxford Academic Journal : cademic.oup.com/journals).
[3] CÉRÂS : Centres d’Études et de Recherches sur l’Âge et le Sujet.
[4] Simon A., Duchêne A., Le Guernic Y.-M. (s/dir.), Vieillir aujourd’hui. Perspectives cliniques et politiques, Nîmes, Champ social, 2019.
[5] Réson’Ans. Clinique du vieillir, Lettre du Réseau des Centres d’Études et de Recherches sur l’Âge et le Sujet (CÉRÂS).
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