
Éditorial : Vieillir ou le « battement temporel du sujet » *
L’être parlant parcourt ce qu’il est convenu d’appeler les âges de la vie, le plus souvent, dans une passion de l’ignorance des transformations qui affectent son corps. Ce corps adoré, qui le représente, lui donne consistance. Dès lors, comment le parlêtre peut-il supporter ce que le vieillissement des cellules lui inflige, sinon en tentant, en vain, de parer à la débâcle par différents rafistolages ? Il faut une accroche au corps singulière, celle qui anime le regard de Rembrandt, pour oser peindre une image qui se modifie en miroir, faisant surgir, à l’horizon, sa propre disparition en une série d’autoportraits saisissants.
Que peut apporter la psychanalyse à l’égard de cette angoisse existentielle ? L’expérience qu’elle induit permet de saisir l’âge non plus à partir de l’image d’un corps qui « fout le camp à tout instant » [1], mais du lieu de l’Autre, incarnant ainsi une autre dimension du corps, celle décernée par le langage. Ce « lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps, […] il n’est pas intersubjectivité, mais cicatrices sur le corps tégumentaires, pédoncules à se brancher sur ses orifices pour y faire office de prises, artifices ancestraux et techniques qui le rongent » [2].
Sans méconnaitre la sénescence des cellules, le dysfonctionnement de l’ADN et des protéines, la psychanalyse s’intéresse avant tout à ce qui, du mystère du vivant, se trouve pris dans la langue. Y résident d’autres cicatrices que les marques du temps qui font outrage au corps capturé par le miroir. Elles font « épissure entre [le] sinthome et le réel parasite de la jouissance » [3], se cristallisant en une matière signifiante que l’inconscient interprète.
Dominique Rolin, dans son effort pour cerner ce en quoi l’expérience du vieillissement est « encore sensuellement rattachée au monde », dévoile, à travers une série de rêves, et de souvenirs d’enfance, ce qui s’est joué pour « l’exilée majeure » qu’était « la petite Domi », « capturée » par le cadran d’une pendule dans la maison de ses grands-parents. Elle use de son inconscient pour se brancher sur ce qui a fait symptôme. En l’occurrence, un événement de jouissance qui, dans un battement, a creusé une absence : « Le Temps me veut, le Temps me traque […]. Le Temps est un fauve dont s’échappe un grognement rieur. Assez, Temps, je ne laisserai pas faire. Terminer mon livre et je t’aurai exterminé » [4]. Aujourd’hui comme hier, à l’égard de la solitude radicale éprouvée, « Je ferai ma page contre vents et marées » [5].
Ce numéro de L’Hebdo-Blog, Nouvelle série présente deux textes écrits pour une journée que la COVID-19 et l’assignation à résidence ont empêchée[6]. Psychologues et psychanalystes y témoignent de leur manière de subvertir les protocoles, en fondant leur pratique sur une éthique : rester au plus près des cicatrices, des nouages qui, au fil des années, ont arrimé un corps parlant à la vie.
* Laurent É., « Le savoir inconscient et le temps », L’Hebdo-Blog, n°211, 6 juillet 2020, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr) ; publié initialement dans La Cause freudienne, n°26, février 1994, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 3.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[2] Lacan J., « La logique du fantasme. Compte rendu du Séminaire 1966-1967 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 327. Et cf. Miller J.-A., « Parler avec son corps », Mental, n°27/28, septembre 2012, p. 127-133.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 73.
[4] Rolin D., Le Futur immédiat, Paris, Gallimard, 2002, p. 55 et 108-110.
[5] Ibid., p. 89.
[6] Conversation autour de l’ouvrage Vieillir aujourd’hui. Perspectives cliniques et politiques (Champ social, 2019), avec M. Grollier, A. Simon, A. Duchêne, Y.-M. Le Guernic, faculté de psychologie de Strasbourg, 12 mars 2020, annulée.
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