L’incidence de la cause

« Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? » Telle était la question posée le 19 mai dernier lors d’une soirée débat de l’ACF ouverte à tous, accueillie par le bureau d’Angers1. Cette rencontre s’inscrivait dans une série qui avait commencé par un première interrogation : « Qu’est-ce qu’une École pour la psychanalyse ? » suivie d’une deuxième : « Comment se forment les analystes ? »

Être lacanien aujourd’hui ? L’interpellation pouvait paraître intimidante, prompte à marquer le pas comme l’a noté Pierre Streliski en introduction de son intervention. N’appelait-elle pas, en effet, à l’identification, direction parfaitement opposée à l’expérience analytique ? La soirée a démontré qu’il n’en fut rien.

Elle fut précédée d’une enquête qui a fait tache d’huile dans la vaste section de l’ACF Val-de-Loire Bretagne. Et au-delà : Gérard Wajcman, répondant à cette question, en référence à Lacan, l’interpréta ainsi : « S’il y a un enjeu pour le psychanalyste, c’est d’être à la hauteur du temps qu’il vit. » Le lecteur trouvera un florilège de cette enquête où les réponses à la question posée aux uns et autres sont plus proches d’une étrange affaire comme celle de l’Angelica de M. de Oliviera que d’un Whodunit.

Cette enquête, de plus d’un mois, ne fut donc pas sans trouvailles et donna à la soirée son orientation. Plusieurs membres de l’ECF et de l’ACF ont ainsi témoigné que l’analyste, avant tout analysant, pratiquait ; qu’être lacanien c’était savoir lire la chose opaque qui nous anime ; qu’être lacanien c’était aussi être tourmenté par ce qui résultait de l’intersection entre le registre du langage (symbolique) et celui du vivant (réel). Logiquement, il fut beaucoup question du symptôme, enveloppe formelle de ce tracas sur lequel revient Guilaine Guilaumé, de nouage, mais aussi de style, de mode de jouir et du qu’on dise, jamais oublié. Bref, étaient évoqués, lors de cette soirée, les bascules du moment où le symptôme rebrousse en effets de création, comme le dit Monique Amirault, où « la passion du nouveau prend le pas sur l’espoir ». Mais il y eut aussi l’évocation de ce que j’appellerai l’incidence de la cause2 ; vous en trouverez la trace dans les autres textes portés à votre attention. Il s’agit du moment où une cause, pas encore freudienne, se dessine pourtant dans son opacité ; où l’interpellation des éclats du réel vous somme de choisir, vous presse de vouloir savoir, sans vous en remettre à l’Autre du savoir et de la vérité – toujours religieux en son fond –, préservant la supposition de ce savoir et de cette vérité, position propice à l’expérience analytique comme le démontrent les contributions d’Emmanuel Chenesseau et de Jérémie Retiere.

On pourrait dire que l’enquête, comme la soirée, ont permis de mettre en lumière les façons de faire avec cet intime qui nous reste fermé. À ce titre, les témoignages que vous trouverez dans ce numéro de l’Hebdo-Blog ne sont pas un « échantillon » mais sont « incomparables »3, et témoignent de ce que J.-A. Miller indique : « Tant que de cet extime (le mot est de Lacan, avant Michel Tournier) on n’aura pas perdu le sens avec le sentiment, la psychanalyse ne rendra pas les armes. »4

1 Soirée, comme les précédentes, organisée par Guilaine Guilaumé, Monique Amirault et Eric Zuliani.

2 C ’est la formule qui me vient après un échange très éclairant avec C. Alberti.

3 J.-A. Miller, « L’apologie de Lacan », Le Point on line du 9 mai 2016.

4 Ibid.




Le temps d’un éclair

Malgré un goût certain pour l’inconscient et la découverte freudienne pendant mes études, il m’importait peu que la psychanalyse soit dite freudienne ou lacanienne. Ce fut en premier lieu une affaire de contingence, de rencontre avec un analyste. J’ignorais alors que cet analyste, le seul dont le nom m’était connu là où je vivais, était « lacanien ».

Mais qu’est-ce qu’être lacanien ? « Être lacanien, n’est pas seriner du Lacan. C’est un peu comme être socratique ou stoïcien, dit J-A Miller dans un entretien au journal L’express (17-01-2002), c’est une position éthique, non conformiste (…) L’orthodoxie lacanienne n’existe pas. Lacan, c’est un style, pas un credo. »

C’est ce qu’ensuite, je découvris.

Car la contingence d’une rencontre, c’est un moment qui ne dure pas, juste le temps d’un éclair, mais dont les conséquences peuvent être déterminantes. Avec le temps et le travail de la cure analytique, avec la découverte de l’enseignement de Lacan et de son École, cette contingence s’inscrivit plus tard dans un choix, une décision. Je sus que c’était cela que je voulais et rien d’autre, je sus que la psychanalyse d’orientation lacanienne serait ma cause, ma boussole, et disons-le, mon symptôme, ce qui est la même chose.

Je dis « orientation lacanienne ».

Mais qu’est ce que  L’orientation lacanienne ?

1/ C’est d’abord, l’orientation que nous puisons dans l’enseignement de Lacan. « S’il y a orientation lacanienne, dit J.-A. Miller, c’est qu’il n’y a aucun dogme lacanien, (…) aucune thèse ne varietur (…). Il y a seulement une Conversation continuée avec les textes fondateurs de l’événement Freud, un Midrash perpétuel qui confronte incessamment l’expérience à la trame signifiante qui la structure. »

C’est cette confrontation permanente qui garde la psychanalyse vivante et inventive.

2/ Mais, cette conversation continuée, cette confrontation permanente dont fait l’objet l’enseignement de Lacan, nous sont rendues accessibles et opératoires grâce à J-A Miller et à l’enseignement qu’il dispense depuis plus de trente cinq ans. C’est ainsi que l’Orientation lacanienne, c’est aussi ce qui est devenu un nom propre, désignant, dans toutes les écoles de l’AMP, cet enseignement et sa fonction de boussole pour nous orienter dans le work in progress de la doctrine de Lacan, jusqu’à l’inabouti de son tout dernier enseignement.

J’ai longtemps regretté de ne pas avoir connu Lacan, mais aujourd’hui je dirai que ce n’est pas sans avoir connu Lacan que je suis devenue « lacanienne ». Car Lacan, je ne cesse de le rencontrer, d’en être surprise, désarmée, enthousiasmée, bousculée, et c’est J-A Miller qui m’a permis cette rencontre et m’a introduite à ses propres débats avec Lacan ainsi qu’à ceux de Lacan avec lui-même, de Lacan contre Lacan.

La rencontre avec L’orientation lacanienne s’est faite pour moi avec le cours « Du symptôme au fantasme et retour », qui m’a rendu accessible le premier séminaire de Lacan publié- le S XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse– J-A Miller y dépliait en termes clairs, précis, logiques, démontrés, ce qui était resté, dans mes tentatives de lectures précédentes, tout à fait opaque et encore plus embrouillé si je recourais à des lectures de textes qui prétendaient l’éclairer.

J’étais resté sur l’idée d’un jargon lacanien inaccessible et inutilisable.

Cette découverte fut un véritable choc, accompagné d’une joie de lire et d’apprendre, de m’en servir, et qui ne s’est jamais démentie.

C’est ainsi que d’année en année, j’ai pu suivre le fil de ce que J-A Miller a nommé « la croix de Lacan », cette question essentielle, tournée et retournée, toujours reprise à nouveaux frais, autour de l’articulation problématique de deux registres étrangers l’un à l’autre et présentés comme tels par Freud : le registre du signifiant, de la parole, du sens, de l’inconscient, de ce qui s’interprète, et d’autre part, le registre de la jouissance, de la pulsion silencieuse, qui ne se commande pas, et cela, jusqu’à ce que cette distinction devienne caduque pour laisser sa place au symptôme lacanien, avec son poids de réel, sa nécessité, celui que se bricole le sujet et qui lui sert de boussole pour s’avancer dans le monde. Celui qui fait de chacun une exception.

Être lacanien, c’est avoir mis à l’épreuve cette distinction fondamentale entre la position névrotique – se croire ou se rêver une exception, ou ne pas vouloir être une exception, position prise dans l’Autre – et la reconnaissance de ce qui fait notre exception, séparée de celle de tous, le propre de ce que nous sommes, notre mode de jouir de la vie, et aussi notre solitude.

Ce texte a été prononcé dans le cadre de la soirée ACF-VLB qui s’est tenue à Angers le 19 mai 2016 sous le titre « Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? »




L’art de l’inimitable

Un soir, mon téléphone sonne. Une voix féminine se présente. Elle est une « professionnelle de la santé », et aimerait avoir des « correspondants psy » sur la ville pour leur adresser les patients qu’elle reçoit dans une pratique centrée sur le bien-être du corps. Elle sait ce qu’est une bonne santé et ce qu’il faut pour ses patients. Elle souhaite donc savoir comment je travaille et termine en précisant : bien entendu, je peux leur dire que vous êtes freudienne, surtout pas lacanienne n’est-ce-pas, les lacaniens ne parlent pas !

J’ai répondu … par un silence, puis nous sommes passées aux salutations d’usage.

La psychanalyse lacanienne a besoin, pour rester vivante, que l’on s’intéresse à elle autrement que par des clichés datés, des caricatures ou des présupposés stériles.

Le régime de l’inconsistance

J-A Miller, dans un cours de 2002, intitulé « Réflexions sur le moment présent », fait la proposition suivante : « Il se pourrait que la psychanalyse au XXIème siècle doive vivre sous le régime de l’inconsistance ». Ne nous méprenons pas : ceci ne veut pas dire que la psychanalyse soit inconsistante, cela concerne le régime sous lequel la psychanalyse doit s’inscrire au XXIème siècle. L’inconsistance, c’est l’impossibilité de dire « pour tout x », l’impossibilité de dire par exemple « tous les analystes lacaniens ». Pour représenter cela, J.-A. Miller dessine un cercle en pointillés, un cercle non fermé qui désigne qu’on ne peut pas universaliser, qu’on ne peut pas faire un tout.

Quand nous disons le « pas-tout », ce n’est pas qu’il y a une classe dont on soustrait quelque chose comme ne faisant pas partie de cette classe. Cela, c’est l’incomplétude. Le pas-tout, « c’est pour dire qu’on ne peut pas former les éléments dont il s’agit en classe ». Le XXème siècle fut un siècle de classifications et donc d’exclusions car quand on classe, on exclut. L’incomplétude, c’est le standard moins ce qui est exclu.

Lacan, en lecteur exigeant de Freud tout au long de son enseignement, a fait évoluer la doctrine jusqu’à se coltiner le mystère qu’est l’union de la langue et du corps ainsi que la question de la jouissance qui se loge dans le corps et ne se laisse pas réduire dans la langue. Son École, la nôtre aujourd’hui, celle qu’il a créée juste avant sa mort, est l’École où se travaillent les formes dominantes de discours de nos sociétés que le Discours analytique, en se renouvelant sans cesse, ne cesse d’interpréter.

L’inconsistance, donc, c’est : pas de standard, pas de classe, mais du un par un, qui se vérifie, à l’École de la Cause freudienne, par la procédure de la passe. À l’ECF, chaque analyste admis comme membre ou nommé comme Analyste de l’Ecole l’est au regard, non pas d’une appartenance à une classe, mais d’une différence absolue, d’un incomparable, d’un désassortiment radical, conséquence de la part incurable du symptôme. Nous sommes des un par un avec un objet commun à notre charge : faire vivre la psychanalyse d’orientation lacanienne.

De quelle façon au XXIème siècle ?

Par la croyance radicale au symptôme

Au XXIème siècle, nous ne nous réglons plus seulement sur une clinique binaire selon laquelle soit il y a le Nom-du-Père (la fonction symbolique) soit il n’y a pas le Nom-du-Père. Nous sommes à l’époque de la pluralisation des noms-du-père et dans la voie indiquée par Lacan et poursuivie par J.-A. Miller, être lacanien aujourd’hui, c’est croire au symptôme et à l’inclassable. Le symptôme, c’est la singularité du sujet au sens où cette singularité ne se déduit d’aucune classe de référence.

Gil Caroz, vice-président de l’ECF proposait récemment l’aphorisme suivant : « Diagnostiquer, un effort de poésie ». L’effort de poésie, c’est nommer les modes de jouissance singuliers de chaque un qui vient nous rencontrer. Cela, nous le pratiquons dans les Présentations de malades où il ne s’agit pas tant d’établir un diagnostic psychiatrique que de saisir le mode de jouissance du sujet qui nous parle, mode de jouissance dont le symptôme est saturé et qui est un réel irréductible.

C’est aussi ce que le contrôle de ma pratique m’enseigne. Il m’est ainsi arrivé de rencontrer une bonniche, un passager clandestin, une mal rempotée, un retranché, un enfant de chœur, une mégère ou encore une Shéhérazade pour n’en citer que quelques-uns. À chaque fois, la croyance radicale au symptôme permet de nommer ce à quoi le sujet est appelé. Il s’agit, dans tous les cas, de soutenir ce sujet dans sa recherche d’aménagements, de solutions uniques pour se tenir dans la vie sans se faire « trop de mal ».

Pour conclure

« Faites comme moi, ne m’imitez pas » disait Lacan. La psychanalyse ne se transmet qu’à ce que chacun, après Freud et Lacan, la réinvente, pas sans principe et pas tout seul.

Et c’est la charge de chaque psychanalyste que de se tenir à la hauteur de cet inimitable ainsi que de se faire responsable de l’antinomie entre la pulsion et le symbolique. Là est son tourment.

J’essaie, pour ma part, de m’y tenir en étant freudienne avec Lacan et lacanienne avec Jacques-Alain Miller car il faut des éclaireurs, des au-moins Un, des qui s’exceptent d’une série qui n’existe pas.

Ce texte a été prononcé dans le cadre de la soirée ACF-VLB qui s’est tenue à Angers le 19 mai 2016 sous le titre « Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? »

 




Être lacanien, aujourd’hui, chacun à sa façon

À Angers, il y a des idées, il y a des élans. Il y a de l’énergie : ça secoue, ça tranche, ça vit. L’audace des collègues angevins les a poussés à poser cette question : qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? La question est politique au sens où elle interroge la structure et le fonctionnement de notre communauté dans la spire de l’époque : que fait un psychanalyste lacanien ? Comment le fait-il ? « On ne sait même pas si c’est une profession » pose d’emblée Pierre Streliski, indiquant par là le risque et le refus d’être labélisé !

Le soir du 19 mai, à la suite d’une préparation, menée comme une enquête, et qui a mobilisé notre grande ACF-VLB, huit praticiens orientés par la psychanalyse lacanienne, ont été invités à répondre : huit versions inédites font résonner à nos oreilles la particularité de la rencontre avec Lacan. Nous voilà au vif de la question : « isoler sa différence absolue »[1].

Prenons le témoignage de Patricia Tchanturia, qu’elle resserre autour d’une position aperçue dans son analyse : être prise au sérieux sans perdre son humour. Elle trouve ainsi comment savoir y faire avec son symptôme et peut soutenir les solutions singulières que les protocoles et les standards font taire.

D’autres se sont référés aux dires de leurs patients pour situer l’orientation lacanienne : « Si je suis resté, c’est que vous m’avez entendu, vous ne m’avez pas dit ce que je devais faire » rapporte Jérémie Retière. Il s’agit de pouvoir entendre un sujet sans incarner celui qui sait, celui qui veut son bien. Ensuite, la chose peut être prise sous l’angle universitaire : Hélène Girard souligne ce que le savoir universitaire ne traite pas, ce trou qui au détour d’une impasse soudainement surgit. Être lacanien, c’est cet appétit pour un savoir qui ne s’enseigne pas mais qui peut se découvrir au détour des hasards d’une vie. Hasards qui nous mènent à des rencontres que nos huit invités évoquent et que Monique Amirault décrit ainsi comme un « moment qui ne dure pas, juste le temps d’un éclair, mais dont les conséquences peuvent être déterminantes ». Par exemple, Julie Faivre rapporte qu’elle a été piquée au vif d’une curiosité : qui est ce Lacan que le professeur d’université, exposant le stade du miroir, n’a pas nommé ? Emmanuel Chenesseau, lui, raconte comment il a été frappé par la « musique familière » des séminaires de Lacan à laquelle pourtant il ne comprenait rien.

Pas de règles donc, ni de cadre qui diraient ce que c’est qu’être lacanien, mais des paroles, des signifiants particuliers et des solutions singulières. Être lacanien, c’est une posture de biais qui ne se résorbe pas dans un titre ni dans une compétence ou un diplôme, mais qui suppose des rencontres et des choix. La variété des réponses renvoie à la variété des symptômes, des styles et des inventions. Ce n’est pas le même savoir pour tous. Nous misons sur l’inclassable comme ce qui anime et fait l’essentiel de chacun : une jouissance irréductible. C’est cela précisément qui se fait entendre, comme le dit Guilaine Guilaumé, « nous sommes des uns par uns avec un objet commun à notre charge : faire vivre la psychanalyse d’orientation lacanienne ».

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2008-2009, inédit.




Histoires de rencontre, affaires de désir. Un florilège

Un mois et demi avant la soirée du 19 mai, Monique Amirault et ses collègues ont soumis la question au réseau des membres de l’ACF-VLB, leur proposant de répondre par une citation qui les a frappés ou accompagnés, un témoignage ou une remarque personnelle. Les réponses ont été nombreuses et variées ; toutes ont été vives, décidées, témoignant du désir des membres de l’ACF pour l’Ecole de Lacan et de leur transfert à l’Orientation lacanienne qui leur sert de boussole. Nous en proposons ici quelques-unes en guise de florilège.

Être lacanien ? Avec Lacan, le maître

«  Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. […] Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver. » (1) La psychanalyse lacanienne ne consiste pas en un savoir usé, mais se réinvente sans cesse. Aujourd’hui, comme le maître zen, Lacan réveille et nous permet de maintenir le désir bien vivant.

(1) J. Lacan, Le séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 7

Sans titre

Être lacanien ? Croire à l’inconscient

« Une psychanalyse demande d’aimer son inconscient pour faire exister non pas le rapport sexuel, mais le rapport symbolique. Mais à un psychanalyste, il n’est pas demandé d’aimer l’inconscient. Il n’est pas demandé à un psychanalyste d’aimer les effets de vérité de l’inconscient. Alors ça c’est difficile parce qu’un analyste, c’est aussi un analysant, ou un ancien analysant. Et pourtant, pour ce qui pourrait être la pratique lacanienne, il ne faut pas plus aimer le vrai que le beau et le bon. » J.-A. Miller, « Une fantaisie », Mental, numéro 15, p. 27.

Être lacanien ? Par la voie du transfert

Je suis devenu lacanien à 20 ans (par hasard) en entendant résonner le désir de Lacan dans Télévision ; à 30 ans (par chance) en frappant à la porte d’un analyste lacanien qui a su, dans un moment capital, accueillir ma demande sans y répondre ; à 45 ans (par devoir), à l’Université, en me plongeant dans le Séminaire III, Les Psychoses ; à 55 ans (par désir) en inscrivant mon transfert pour la psychanalyse dans le fil de la journée Question d’École, Problèmes cruciaux du contrôle et de la passe.

Être lacanien ? Des mots qui font mouche

« S’il y a un enjeu pour le psychanalyste, c’est d’être à la hauteur du temps qu’il vit. » Lacan disait cela en 1953. Il y aurait de quoi s’étonner que tel soit l’enjeu fixé au psychanalyste par un psychanalyste — et de la date. J’ai découvert cette phrase il y a seulement quelques années, c’est pourtant ce qui m’a conduit au lacanisme, parce que j’ai trouvé que c’était le seul discours “à la hauteur”. J’ai le sentiment que les lacaniens n’ont pas cessé depuis de relever cet enjeu, et que les temps nous y appellent chaque jour un peu plus. Je n’en vois en tout cas pas de plus haut aujourd’hui, pour aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, pour mon compte, j’ai mis l’an dernier cette phrase de Lacan en fond d’écran de mon ordinateur.

Être lacanien ? Question de style

« Tout retour à Freud qui donne matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style » J. Lacan, « La Psychanalyse et son enseignement », 1957, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.458

Être lacanien ? Un savoir faire

Être lacanien aujourd’hui, c’est savoir faire accueil à l’incongru. C’est, pendant les séances, accepter de parler anglais avec un adolescent sourd qui apprend la langue via une série américaine, c’est inventer de nouveaux signes en LSF (langue des signes française) pour cette série, et apprendre ensemble une langue commune. Être lacanien, c’est encourager le sujet à trouver son chemin propre, pour préserver sa singularité. 

C’est être là quand l’Autre se fait protocole et injonction et nous presse de répondre. C’est subvertir le discours au sein de l’institution pour encourager à l’invention du nouveau. C’est laisser au sujet son énigme, pour qu’il en fasse sa question, avec le temps qu’il lui faut et avec un partenaire, l’analyste. C’est aussi maintenir, quoi qu’il arrive, le vivant de chaque un.

Être lacanien ? Un témoin majeur, J-A Miller

« Une psychanalyse est sans doute une expérience qui consiste à construire une fiction. Mais en même temps, ou ensuite, c’est aussi une expérience qui consiste à défaire cette fiction. […] La fiction y est plutôt mise à l’épreuve de son impuissance à résoudre l’opacité du réel. »J.-A. Miller, « La passe du parlêtre » La Cause freudienne, 74, p. 123.

« Ce qui est réel dans le symptôme, c’est ce qui sert à la jouissance. Que ça parle, que ce soit un message, que ça se déchiffre, ce n’est pas du même niveau que ce à quoi ça sert. Et bien, je dis que c’est ce tourment, situé à cet endroit-là, qui définit aujourd’hui ce que c’est qu’être lacanien. »  J.-A.,Miller ,”L’orientation lacanienne. Le Partenaire-Symptôme”,  leçon du 26 novembre 1997, inédit.

Retrouvez l’ensemble des réponses à l’enquête sur le site de l’ACF-VLB, à l’adresse http://www.associationcausefreudienne-vlb.com/category/conferences-angers/

 




Ne pas reculer devant le réel

« La psychose, c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas [1] ». Je me suis très tôt dans ma pratique senti concerné par cette proposition de Lacan, qui continue de m’accompagner.

La radicale altérité que représente la rencontre avec un jeune schizophrène, lors d’un premier stage pendant mes études de psychologie, a été décisive pour l’orientation que j’ai choisie par la suite. Je rencontrai un corps, siège d’une jouissance hors-limite, une langue où les mots jaillissaient sans articulation signifiante, une détresse que rien ne semblait apaiser. Ceci ne fut pas sans effet sur mon angoisse face à la dérobade du signifiant, au trou produit par cette rencontre dans le savoir universitaire.

Mais l’angoisse est productive, souligne Lacan. Elle précipita une rencontre avec un analyste à qui adresser ce qui relevait de cette altérité aperçue en soi. Ma plainte sur les embarras du désir et de la jouissance reçut une réponse inattendue : « Je comprends ce qui vous arrive, les difficultés que vous vivez ne sont pas faciles à gérer, mais il y a des solutions… », solutions idéales qui me furent aussitôt listées. Cette réponse de l’analyste eut pour effet de me faire fuir. Je ne pouvais être entendu.

Cela m’amena à rencontrer un analyste lacanien. L’écoute est attentive, silencieuse, les mots choisis. Un analyste sans savoir préconçu, ce qui invite au souci de bien dire, à la surprise de l’émergence d’un signifiant, et porte l’exigence de me faire responsable de mes actes.

Dès lors, ma pratique sera empreinte de cette exigence lacanienne. Il ne s’agit pas de vouloir le bien du sujet, qui s’accorde mal avec la singularité de la jouissance. Il s’agit, au contraire, de viser l’inconscient, le sujet déterminé par le signifiant et, au-delà des effets de sens, de dénuder la jouissance. Cela nécessite de reconnaître le symptôme, à la fois comme défense et comme ce qui sert à la jouissance du sujet.

Paul s’adresse au CMP dans le cadre d’une injonction de soin. Celle-ci fait suite à une garde à vue pour violence conjugale, où il s’est montré agité et insultant envers les policiers, et une brève hospitalisation, interrompue du fait de son agressivité, son refus de prendre un traitement, sa défiance et ses propos menaçants à l’égard du pouvoir judiciaire ou médical.

Quand je reçois Paul, il est agité, parle très fort. Il m’explique qu’il refuse d’entrer dans ce système qui l’oblige à consulter. « Si je dois venir ici, c’est moi qui le décide. J’en ai rencontré plein des médecins, des assistantes sociales. Pas un ne m’écoute. Les médecins veulent me donner des traitements pour m’abrutir. Mais ils ne vont pas m’avoir avec leurs belles paroles. Et les assistantes sociales, elles ne savent qu’agiter leur crayon sous mon nez en me disant ce que je dois faire. Moi, leur crayon, j’ai envie de leur planter dans la carotide. » Je l’écoute, silencieux. Il continue en expliquant que sa femme ment, qu’il ne la frappe pas mais tape dans les murs. Elle se moque de lui pour le pousser à bout, l’inciter à la violence.

Sur son lieu de travail, l’Autre est aussi malveillant. Il a entendu plusieurs fois, derrière lui, la voix d’un collègue commenter ses propos, pour se moquer de lui. Les précisions qu’il donne me permettent de faire l’hypothèse du caractère hallucinatoire de ces voix. Pour y pallier, il fume du cannabis et s’enivre.

Dès lors, je choisis de considérer ses revendications bruyantes comme une défense contre la menace de l’Autre. Je conclus cet entretien inaugural en lui disant que j’accepte de le recevoir afin qu’il vienne parler des difficultés qu’il rencontre avec les autres et qu’en effet, cela n’a rien à voir avec ce que demande le SPIP.

Je découvrirai plus tard que sa colère se déchaîne particulièrement quand il est question de son fils : « personne n’a intérêt à toucher à mon fils ». Il demande à être reconnu comme un bon père, qui sait s’occuper de son fils. « Être un bon père » est une tentative de nouer le symbolique et l’imaginaire avec le réel, écho de la jouissance transgressive et irreprésentable de son propre père, qui fait trou dans la signification et marque son être : « je ne suis pas un pédé, je ne suis pas un moins que rien ». Accueillir sa colère, sans essayer de la faire taire par le rappel de la loi ou de la norme, permettra à Paul de repérer mieux le réel en jeu pour lui et trouver des stratégies subjectivement moins coûteuses pour s’en défendre.

Ce qui a permis qu’une parole se déploie, c’est d’avoir consenti à ne pas reculer devant ma propre angoisse et d’avoir mis en jeu un désir de savoir, en me gardant d’incarner l’Autre qui sait, figure d’un Autre jouisseur qui le persécute. « Si je suis resté, c’est que vous m’avez entendu, vous ne m’avez pas dit ce que je devais faire. Et vous n’avez pas eu peur de moi quand je parlais fort, vous ne vous êtes pas inquiété », me dit-il quand il part pour une autre région.

La clinique, c’est « le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter [2] », dit Lacan. L’analyse et le contrôle aident à supporter ce réel de la clinique, permettent de se sentir concerné de la bonne manière, d’accueillir les modes de jouissance d’un sujet et l’usage qu’il fait de son symptôme. S’orienter sur le réel, permet de se dégager de la captation imaginaire avec celui qui souffre et de la tentation de vouloir son bien. Paul choisira de restaurer un bateau, dans son jardin. Cela l’occupe, l’intéresse, lui permet de construire un espace singulier, de se tenir à l’écart de l’Autre. Il s’informe sur les techniques pour rendre sa coque étanche, ponce, enduit, n’est pas satisfait, recommence. Il trouve une façon apaisée de n’être pas un « moins que rien », avec l’idée qu’un jour, il partira avec son fils, son chien et ses poules pour une longue traversée.

Le modèle d’avenir des pratiques hospitalières est celui des protocoles, orienté par le benchmarking, qui vise à implanter de meilleures pratiques pour améliorer les performances des établissements. Pas de place pour le symptôme. Le réel, pourtant, insiste et la clinique nous enseigne qu’il n’y a pas à reculer devant ce réel. C’est faire entendre cela, pour moi, qu’être lacanien encore aujourd’hui.

[1] Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n9, avril 1977, p. 12.

[2]  Ibid., p. 11.




Lacan, une petite musique familière

Plusieurs réponses me sont apparues à l’annonce de cette question, « Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? » : « faire une analyse avec un analyste lacanien » ou bien « lire Freud et Lacan » ou bien encore « faire partie de l’ACF » … Aucune n’était pleinement satisfaisante. Ce dont je peux témoigner ce sont des contingences qui m’ont amené à Freud et à Lacan, à un Freud pas sans Lacan et un Lacan pas sans Freud. Je vais donc parler de mon parcours et de ma rencontre avec les signifiants freudiens et lacaniens. Une première esquisse de réponse est que deux hommes ont existé qui ont laissé une trace suffisamment consistante et subversive pour que de nombreux autres aient eu le désir de les lire et d’y revenir sans cesse, de faire leur boussole de cette subversion. Je fais partie de ceux-là.

C’était à la fin du siècle dernier. J’étais secrétaire-standartiste dans une association de tutelle à Rennes. J’y faisais ce que l’on appelait à l’époque une « objection de conscience » en lieu et place du service militaire classique. Ma première rencontre s’est faite avec des sujets psychotiques, et quelles rencontres ! Propos désordonnés, images étranges, une certaine violence et de grandes souffrances ; derrière ma vitre, je recevais, à côté d’une collègue mieux armée que moi, les demandes diverses. Cette collègue recevait le public au tranchant de ses réponses cinglantes ce qui occasionna quelques chaises volantes et eut pour conséquence le blindage de la vitre qui nous séparait du public. Ce fut donc d’abord ces rencontres qui firent, pour moi, émerger des questions sur la différence entre norme et pathologie, avec déjà une graine de certitude qui germait : il fallait faire autrement pour recevoir ces sujets-là.

Je faisais mon chemin dans cette structure lorsque je fis la rencontre d’un psychologue clinicien qui travaillait là et qui glissa dans la chaîne des quelques signifiants que j’utilisais à l’époque un ternaire qu’il rapporta à Sigmund Freud : « Névrose, psychose et perversion ». Il répondait par là à l’une de mes questions sur ce public que je rencontrais tous les jours et que je ne comprenais pas. Il me donna alors, en complément, trois photocopies. Ce que j’en retins est que s’affronter à un sujet psychotique n’est pas le meilleur moyen pour faire avancer les choses, sauf si l’on est vitrier ou boxeur. Ce psychologue devint alors le destinataire d’un certain nombre de mes questions.

Lorsque je quittai cette structure en 2000, un grand trou dans le savoir s’était ouvert, qu’il allait falloir traiter d’une façon ou d’une autre. Dans un premier temps, c’est à la façon d’une autruche procrastinatrice que je mis cela de côté. Mais un an plus tard, je choisis de reprendre des études en psychologie. Quelle chance d’avoir été à Rennes à cette époque-là ! Totalement ignorant, je repris ces études avec pour seul bagage un trio structural sous forme de trois photocopies, une identification à ce psychologue que j’idéalisais, et le choc de rencontres étranges.

Pourquoi avoir choisi d’emblée la psychanalyse lacanienne dans les options à l’université plutôt que la psychologie sociale ou cognitive ?

Probablement parce que je suis marqué par une croyance, celle de « l’inconscient de papa » pour reprendre une expression de Jacques-Alain Miller, et que les premiers textes étudiés ont raisonné, mis des mots sur ma propre vie. Et, après Freud, je rencontrai Lacan. Ce n’est pas que Freud soit loin de nous mais Lacan a su le vider de tout l’imaginaire pour en garder la pointe subversive. Très tôt, une enseignante a insisté pour que nous lisions Lacan dans le texte, même sans le comprendre. Voilà, c’était bien normal de lire Lacan et de ne rien y comprendre. Après tout, Lacan c’est aussi une musique, une musique familière celle d’une langue soutenue que j’avais déjà rencontrée sous les traits énigmatiques et grinçants de Pierre Desproges.

J’ai alors pu profiter pendant cinq ans du discours lacanien, entre discours universitaire et recherche analytique contemporaine orientée par Jacques-Alain Miller. La psychose ordinaire et l’autisme ont été les rencontres majeures de mon parcours au sein de cette université.

Tout d’abord, pourquoi l’autisme et le travail avec les enfants ?

Très tôt, j’ai pensé important de faire des stages. Au gré des rencontres estudiantines, je fis la connaissance d’un éducateur spécialisé qui travaillait dans un IR (Institut de Rééducation) très singulier, La maison des enfants au pays. Je fus pris immédiatement en stage. Et me voilà pour un premier stage de découverte de 15 jours, appelé à suivre un jeune autiste qui ne voulait surtout pas être rencontré et qui passait son temps à mettre à la bouche tout ce qui lui passait à portée de mains. Mais, dans cette institution, je rencontrai une pratique à plusieurs orientée par la psychanalyse lacanienne, où la valeur de la parole est reconnue et où chacun est invité à rendre compte de sa pratique. J’y ferai par la suite plusieurs stages et des remplacements comme éducateur. Ils m’apprendront au-delà du titre professionnel à occuper une place, celle du non-savoir, à inventer, et à me soumettre à la position du sujet. Cette première rencontre avec l’autisme marquera ma pratique et mon engagement jusqu’à aujourd’hui.

Et pourquoi la psychose ordinaire ?

Dans la pensée structuraliste, il y a quelque chose de rassurant, une logique mathématique, des catégories diagnostiques claires. Mais à Rennes le DU (Discours universitaire) n’était pas sans le DA (Discours de l’Analyste) et nos professeurs nous glissaient ça et là, au cœur des apprentissages, les éléments d’une doctrine et d’une recherche analytique où je découvris l’enseignement de J.-A. Miller, l’orientation lacanienne, à partir tout particulièrement de l’oxymore, « la psychose ordinaire ». Par la suite, lors des présentations de malades, j’identifiais difficilement les psychoses ordinaires. Je mis donc au travail ce signifiant dans la clinique et il m’accompagne encore aujourd’hui. L’autisme et la psychose ordinaire sont pour moi les paradigmes du sujet lacanien, du parlêtre, et ils continuent à m’enseigner et à faire de moi un lacanien.

Ce texte a été prononcé dans le cadre de la soirée ACF-VLB qui s’est tenue à Angers le 19 mai 2016 sous le titre « Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ? »