L’Étrangère

Avant de prendre la forme du racisme, le rejet de l’Autre visait électivement les femmes. La misogynie précéda le racisme, et l’Étranger fut d’abord l’Étrangère. L’histoire de France illustre ceci mieux qu’une autre puisque l’époque contemporaine y débuta par une véritable crise de misogynie qui se solda par l’exécution de la reine Marie-Antoinette le 16 octobre 1793. Surnommée l’Etrangère, l’Autrichienne, Madame Déficit mais encore plus férocement la louve, la guenon, la garce, la putain couronnée, et ainsi de suite, aucune injure ne lui fut épargnée. Si Louis XVI représentait la monarchie, c’est Marie-Antoinette qui en personnifiait le crime, soit la jouissance honnie dans le fantasme révolutionnaire.[1]

Le XVIIIe siècle fut celui des Lumières, mais aussi celui des femmes, surtout après la mort de Louis XIV. Les témoignages foisonnant, citons seulement Montesquieu qui ouvre la période en les qualifiant joliment dans ses Lettres persanes d’État dans l’État, et une Elisabeth Vigée-Lebrun, portraitiste attitrée de Marie-Antoinette au temps de sa splendeur,  qui la clôture sur ce triste constat : « Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées. » [2] Ce n’est pas seulement l’Ancien Régime qui disparut en 1789, mais aussi et surtout cette atmosphère singulière installée par le règne informel des femmes. Elle nourrit la nostalgie d’un Talleyrand évoquant l’incomparable douceur du temps, d’un Stendhal qui en faisait le siècle de l’amour-goût, d’un Balzac y reconnaissant « le bon siècle » où l’on s’aimait sans honte, sans drame, et sans façons …

Le paradoxe historique tient en ceci : si les Lumières furent accueillies et répandues notamment par les femmes, elles aboutirent au rejet plus ou moins radical de celles-ci de la sphère publique – souvenons-nous que nos mères ou nos grands-mères passèrent une partie de leur vie sans droit de vote puisqu’il ne leur fut accordé que dans l’immédiate après-guerre !

J.-A. Miller fait de cette conjoncture une conséquence de l’application de la philosophie des Lumières à l’ordre politique et social. En effet, celle-ci a promu, en France surtout, à la place du privilège de l’Ancien Régime, apanage de l’aristocratie, le règne de l’universalisme abstrait – soit la volonté générale, le signifiant pur, bref l’homme sans qualités qui fait dire un homme, une voix. Le problème est que tout cela exclut ce qui n’a pas de place dans l’universel, soit la jouissance : il n’y a pas de jouissance générale, mais seulement singulière, laquelle prend donc nécessairement la forme du privilège ! Lacan, remarque encore J.-A. Miller, considérait par conséquent que le privilège était irremplaçable, et que l’on ne pouvait en matière de jouissance, remplacer le privilège par la loi de tous.[3]

Rejetées dans les limbes avec leur jouissance, les femmes n’y restèrent évidemment pas. L’on a coutume de croire que la psychanalyse les en a sorties, mais n’est-ce pas plutôt à l’inverse, elles qui furent les muses de Freud ?

[1] Waresquiel, E. de, Juger la reine, 14, 15, 16 octobre 1793, Paris, Tallandier, 2016, p.87 ; Zweig, S., Marie-Antoinette, Paris, Le livre de Poche, 1993.

[2] Fumaroli, M., Mundus muliebris, Paris, De Fallois, 2015, p. 10-13.

[3] Miller, J.-A., « Un divertissement sur le privilège », La Cause freudienne, n°65, Paris, Navarin / Seuil, mars 2007,  p. 167-168.




Jusqu’à la garde, de Xavier Legrand

Ce film relève d’un parti pris : montrer l’horreur ordinaire, celle qui s’inaugure d’une mauvaise rencontre soumise au signifiant-maître de « famille », S1 qui pétrifie quand, le lien rompu, reste la grimace du réel qui tient lieu de jouissance inéliminable.

La première scène situe la rencontre entre un couple qui divorce, ses avocats et la juge aux affaires familiales. L’enjeu s’appelle Julien, leur fils de douze ans, et de sa garde. Julien ne veut pas voir son père. Il l’a écrit dans une lettre. Sa sœur aînée ne le souhaite pas non plus mais comme elle a bientôt dix-huit ans, son cas est expédié malgré son témoignage sur la violence paternelle. Le père comme symptôme est là, son corps puissant, sa plainte d’être refusé, dénigré par ses enfants, fait cas d’école. Qui croire ? La mère qui demande la garde exclusive, – on la soupçonne alors de manipulations sur ses enfants pour les garder tout à elle –, ou bien le père qui fait valoir ses droits et son désir d’occuper sa place ? Qu’est-ce qu’un père dès lors que le lien qui l’unissait à une femme se défait ? Quelle sera sa place, sa fonction, après un divorce ? Alors qu’on ne cesse de répéter qu’un enfant a besoin de ses deux parents pour grandir, donnant à la garde partagée une valeur égalitaire structurante, soupçonne-t-on que parfois, un père ne peut pas assurer sa fonction hors du couple parental qu’il formait parce que déjà, il ne savait pas se situer ? Lorsqu’il y a rupture conjugale, rien ne permet de penser que la permanence du lien père-enfant soit garantie, rien non plus n’oblige à croire que tout père sépare l’enfant de sa mère. La psychologisation des fonctions de père et de mère fait consister des rôles plus que des fonctions symboliques, rendant bien souvent caduque, au moment des séparations, l’importance apportée à l’égalitarisme parental. Celui‑ci prend le masque de la jouissance distributive concernant le mode de garde. Il sert à donner aux juges des points d’appui pour authentifier leurs décisions. Dans le cas de la famille Besson, la juge décide d’une garde partagée. Le garçon devra voir son père, que cela lui plaise ou non.

Que nous enseigne ce moment ? Que le père bénéficie aujourd’hui encore, comme dans l’esprit de la juge, de cette fonction immuable d’être garant d’une loi symbolique, celle qui met une barre sur le désir de la mère. Or, ce dont il est question pour ce père n’est pas de s’occuper de son fils, mais de se servir de lui pour garder un lien avec sa femme. Il se sent trahi et bafoué. Sa violence est là, immédiate, insensée, palpable. La tension est extrême. C’est ce point qui est maintenu tout au long du film qui nous fait vivre l’angoisse de l’enfant et l’imminence du passage à l’acte.

Sans dévoiler la fin du film, saluons le travail du metteur en scène, Xavier Legrand, qui nous plonge dans cet enfer familial, filmant ce qu’on peut appeler « la présence du père » comme un objet de peur, une peur qui prend aux tripes, un réel qui ne trompe pas.




Quelques absurdités

Photographe : Alex Kurbatov, sans titre, 2016.

Absurde, défigurée, misérable, splendide, avec un regard moqueur ou vide, tout sauf ordinaire est la représentation de la prostituée. Les multiples signifiants pour la désigner dans le discours courant servent également à signifier tout sauf l’ordinaire. Enfin, le sexué se dit nettement. Elle, existe dehors.

Le plus vieux métier du monde

Que la prostitution soit considérée comme « le plus vieux métier du monde » est une sorte d’adage qui situe la prostitution au point extrême du temps et la voue, comme par fatalité, à toujours exister. Cette phrase met certaines féministes en fureur, car la prostitution n’est guère un choix selon leur point de vue, mais le résultat d’une oppression structurale de la femme.

Cette phrase peut être lue, non pas pour éterniser la prostitution, mais, en mettant l’accent sur le superlatif « le plus vieux » : le premier métier, donc, est l’échange du plaisir sexuel contre de l’argent. Ceci définit le travail à partir du corps, pour un gain d’indépendance. Freud nous a enseigné que « nous ne savons renoncer à rien. Nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre »[1]. Par métonymie ou par métaphore, cet échange est au choix du sujet. Peut-être que la prostitution reste exclue, concomitante à son omniprésence dans le discours, pour marquer la dernière ligne à ne pas franchir quant au travail : ne pas vendre la seule chose qu’on a, le corps.

Mère ou pute ?

Le mystère de la prostituée se pose sur le fait que de son être, on n’en sait rien. Grisélidis Réal, une prostituée activiste et écrivaine, explique son métier dans un entretien : « Je les connais [les clients] comme si je les avais faits. Je connais toutes les petites nuances, les petites subtilités… Je les connais comme si c’était moi qui les avais mis au monde. Ils sont obligés de revenir vers nous, parce qu’on connaît toutes les nuances de leur jouissance, de leurs petits caprices, de leurs faiblesses et de leurs forces. On connaît toutes les paroles qu’il faut dire, tous les gestes qu’il faut faire. Il n’y a pas d’imprévu. »[2] La position de Réal nous montre que le fameux binaire de Freud dans le rabaissement de la vie amoureuse, ou mère ou pute, n’est pas universel. Réal était une mère.

Tenir à la parole

Si la phrase du « plus vieux métier du monde » indique le prix d’entrée dans la prostitution : le corps vendu et le sujet qui se tait, si la position de Réal nous présente un choix d’y être, la question se pose de savoir comment sortir de la prostitution ?

Voici en résumé, l’histoire biblique de la rencontre avec une prostituée, Rahab[3] : après l’exode d’Égypte, quarante ans dans le désert, au seuil de la terre promise, Moïse décède. Josué a été nommé son successeur et a assigné deux hommes pour explorer le pays de Canaan, notamment Jéricho, pour préparer l’invasion. Les deux espions tombent directement sur la maison de Rahab la courtisane, au mur du Jéricho. Elle les accueille, les cache et avec astuce les sauve des soldats du roi de Jéricho. Ils partent de chez elle rassurés que le peuple de Jéricho craigne le Dieu du peuple juif. Étonnamment, ces trois jours d’espionnage ne se résument qu’à cette rencontre avec Rahab, par l’information acquise par elle, ce qui rendra possible la décision de Josué d’envahir le pays.[4] Rahab la rusée, s’est sauvée et par la suite, nous indique le midrash, s’est mariée avec Josué. Jérémie et Ézéchiel, les grands prophètes, sont parmi leurs enfants.

Le lecteur peut être sensible au fait que la moitié de ce chapitre est dédié à la conversation entre Rahab et les deux hommes, avec six fois la promesse d’honorer leur parole de sauver la vie de l’autre. Cette répétition, exceptionnelle dans le style serré de l’écriture biblique, accentue le fait qu’à la base, ni la prostituée ni l’espion n’ont la réputation de tenir leur parole. La rencontre entre Rahab et les espions n’est plus celle de la formule argent = sexe, mais un mot d’honneur contre un autre pour sauver la vie non seulement de soi-même mais de celle de l’autre radical, l’ennemi. C’est une histoire du risque de la parole qui se substitue au silence de la jouissance.

[1] Freud S., « La création littéraire et le rêve éveillé », Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1980, p. 71.

[2] Hennig J.-L., Grisélidis, courtisane, Paris, Albin Michel, 1981; réédition, Éditions Verticales, 2011. C’est nous qui mettons en italiques.

[3] Josué, chapitre deux. https://www.enseignemoi.com/bible/josue-2.html

[4] Le nom propre de Rahab, qui signifie « vaste, étendu », vient possiblement annoncer la réussite de l’acte d’invasion.




Exil intérieur et retour

Crédits visuel : Anne Breton http://www.annebreton.com/

 

Faire rimer étranger et étrangeté : tel est le fil que la romancière Marie NDiaye ne cesse de tisser depuis près de trente ans. Auteure majeure de sa génération, ses personnages complexes sont en proie à un désarroi extrême, et se débattent pour y faire face, dans une narration singulière, où s’entremêlent différents niveaux de monologues intérieurs. Leur ennemi est le plus intime et le plus étranger et incarne l’extime. La mauvaise conscience, la culpabilité, le poids de la faute – véritablement commise ou injustement alléguée – font d’eux des êtres aux prises avec leur tribunal intérieur et leur solitude.

Marie NDiaye n’écrit pas au nom de la négritude, pourtant, sa couleur de peau est à l’origine d’un malentendu. Cette femme noire, au métissage « tronqué »[1], s’est toujours sentie étrangère à la culture et au continent africains avec lesquels elle n’a d’autre lien qu’un père sénégalais avec qui elle n’a pas grandi.

En 2009, elle obtient le prix Goncourt avec Trois femmes puissantes[2]. Elle donne un corps littéraire aux héros des temps modernes : hommes, femmes, migrants, déterminés à se mettre en route pour rejoindre un autre continent, le nôtre. Elle souligne l’immense courage qu’il y a à traverser des épreuves incommensurables pour quitter son pays natal.

Mon cœur à l’étroit[3] est son précédent roman. Il traite, dans un texte écrit à la première personne –véritable monologue intérieur –, du trajet de la narratrice, Nadia, depuis le lieu où elle s’est exilée en rompant avec ses origines étrangères : son couple. Dans ce récit, le surnaturel donne sa couleur à la catastrophe qui terrasse la narratrice, victime d’une froide persécution, énigmatique tout autant que méritée.

Le terme de trajet décrit bien le processus qui transforme la narratrice, à l’instar de celui qui transforme l’analysant dans le trajet de son analyse. Il met au jour le mécanisme du rejet, à l’œuvre dans le racisme, en ce qu’il est le rejet de la jouissance de l’autre, puisqu’il masque celui de la sienne propre. Ce que la narratrice a rejeté de ses origines fait retour dans le réel et transforme son monde familier en une inquiétante étrangeté. Son mari, son alter ego, devient un étranger. Bordeaux, sa ville tant aimée, la trahit et la trompe : la perdant dans ses rues qu’elle ne reconnaît plus. Le silencieux tramway la vise, la frôle et la menace. Son corps se délite, ne tient plus debout, il s’engraisse et s’engrosse d’une drôle de chose, une bête qui pousse dans son ventre et le griffe de l’intérieur.

Son départ se révèle être un retour : dès lors qu’elle consent à faire l’aveu de sa faute, celle d’avoir, par honte, rejeté sa famille, la résolution de sa grossesse prend l’allure d’une interprétation. La chose noire s’extirpe de son ventre, comme par enchantement, et sous la forme d’une « anguille luisante »[4],  nom poétique du réel en cause, qui glisse sur le parquet, y laissant une trace humide.

La prouesse du roman tient sans doute au traitement littéraire de la couleur, celle de la peau de la narratrice. Nadia n’est pas la femme blanche qu’on croit. Toujours éludée, c’est par allusion qu’elle se présente, dans l’image des petits élèves qu’elle rejette et dans laquelle elle refuse de se reconnaître, ou encore dans l’odeur de la viande rissolée, dans les épices et les oignons et dans la semoule au beurre. Accepter son propre régime de jouissance, tel est le ressort de l’analyse, comme celui qui permet à la narratrice de revenir de son exil, en renouant avec la langue et la nourriture de ses parents et par là, avec leur jouissance.

[1] Jeune Afrique, édition du 13 au 19 septembre 2009.
http://www.jeuneafrique.com/201113/culture/3-questions-marie-ndiaye/

[2] Ndiaye M, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, 2009.

[3] Ndiaye M, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard, 2007.

[4] Ibid., p. 373.