Crédits visuel : Anne Breton http://www.annebreton.com/
Faire rimer étranger et étrangeté : tel est le fil que la romancière Marie NDiaye ne cesse de tisser depuis près de trente ans. Auteure majeure de sa génération, ses personnages complexes sont en proie à un désarroi extrême, et se débattent pour y faire face, dans une narration singulière, où s’entremêlent différents niveaux de monologues intérieurs. Leur ennemi est le plus intime et le plus étranger et incarne l’extime. La mauvaise conscience, la culpabilité, le poids de la faute – véritablement commise ou injustement alléguée – font d’eux des êtres aux prises avec leur tribunal intérieur et leur solitude.
Marie NDiaye n’écrit pas au nom de la négritude, pourtant, sa couleur de peau est à l’origine d’un malentendu. Cette femme noire, au métissage « tronqué »[1], s’est toujours sentie étrangère à la culture et au continent africains avec lesquels elle n’a d’autre lien qu’un père sénégalais avec qui elle n’a pas grandi.
En 2009, elle obtient le prix Goncourt avec Trois femmes puissantes[2]. Elle donne un corps littéraire aux héros des temps modernes : hommes, femmes, migrants, déterminés à se mettre en route pour rejoindre un autre continent, le nôtre. Elle souligne l’immense courage qu’il y a à traverser des épreuves incommensurables pour quitter son pays natal.
Mon cœur à l’étroit[3] est son précédent roman. Il traite, dans un texte écrit à la première personne –véritable monologue intérieur –, du trajet de la narratrice, Nadia, depuis le lieu où elle s’est exilée en rompant avec ses origines étrangères : son couple. Dans ce récit, le surnaturel donne sa couleur à la catastrophe qui terrasse la narratrice, victime d’une froide persécution, énigmatique tout autant que méritée.
Le terme de trajet décrit bien le processus qui transforme la narratrice, à l’instar de celui qui transforme l’analysant dans le trajet de son analyse. Il met au jour le mécanisme du rejet, à l’œuvre dans le racisme, en ce qu’il est le rejet de la jouissance de l’autre, puisqu’il masque celui de la sienne propre. Ce que la narratrice a rejeté de ses origines fait retour dans le réel et transforme son monde familier en une inquiétante étrangeté. Son mari, son alter ego, devient un étranger. Bordeaux, sa ville tant aimée, la trahit et la trompe : la perdant dans ses rues qu’elle ne reconnaît plus. Le silencieux tramway la vise, la frôle et la menace. Son corps se délite, ne tient plus debout, il s’engraisse et s’engrosse d’une drôle de chose, une bête qui pousse dans son ventre et le griffe de l’intérieur.
Son départ se révèle être un retour : dès lors qu’elle consent à faire l’aveu de sa faute, celle d’avoir, par honte, rejeté sa famille, la résolution de sa grossesse prend l’allure d’une interprétation. La chose noire s’extirpe de son ventre, comme par enchantement, et sous la forme d’une « anguille luisante »[4], nom poétique du réel en cause, qui glisse sur le parquet, y laissant une trace humide.
La prouesse du roman tient sans doute au traitement littéraire de la couleur, celle de la peau de la narratrice. Nadia n’est pas la femme blanche qu’on croit. Toujours éludée, c’est par allusion qu’elle se présente, dans l’image des petits élèves qu’elle rejette et dans laquelle elle refuse de se reconnaître, ou encore dans l’odeur de la viande rissolée, dans les épices et les oignons et dans la semoule au beurre. Accepter son propre régime de jouissance, tel est le ressort de l’analyse, comme celui qui permet à la narratrice de revenir de son exil, en renouant avec la langue et la nourriture de ses parents et par là, avec leur jouissance.
[1] Jeune Afrique, édition du 13 au 19 septembre 2009.
http://www.jeuneafrique.com/201113/culture/3-questions-marie-ndiaye/
[2] Ndiaye M, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, 2009.
[3] Ndiaye M, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard, 2007.
[4] Ibid., p. 373.