Photographe : Alex Kurbatov, sans titre, 2016.
Absurde, défigurée, misérable, splendide, avec un regard moqueur ou vide, tout sauf ordinaire est la représentation de la prostituée. Les multiples signifiants pour la désigner dans le discours courant servent également à signifier tout sauf l’ordinaire. Enfin, le sexué se dit nettement. Elle, existe dehors.
Le plus vieux métier du monde
Que la prostitution soit considérée comme « le plus vieux métier du monde » est une sorte d’adage qui situe la prostitution au point extrême du temps et la voue, comme par fatalité, à toujours exister. Cette phrase met certaines féministes en fureur, car la prostitution n’est guère un choix selon leur point de vue, mais le résultat d’une oppression structurale de la femme.
Cette phrase peut être lue, non pas pour éterniser la prostitution, mais, en mettant l’accent sur le superlatif « le plus vieux » : le premier métier, donc, est l’échange du plaisir sexuel contre de l’argent. Ceci définit le travail à partir du corps, pour un gain d’indépendance. Freud nous a enseigné que « nous ne savons renoncer à rien. Nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre »[1]. Par métonymie ou par métaphore, cet échange est au choix du sujet. Peut-être que la prostitution reste exclue, concomitante à son omniprésence dans le discours, pour marquer la dernière ligne à ne pas franchir quant au travail : ne pas vendre la seule chose qu’on a, le corps.
Mère ou pute ?
Le mystère de la prostituée se pose sur le fait que de son être, on n’en sait rien. Grisélidis Réal, une prostituée activiste et écrivaine, explique son métier dans un entretien : « Je les connais [les clients] comme si je les avais faits. Je connais toutes les petites nuances, les petites subtilités… Je les connais comme si c’était moi qui les avais mis au monde. Ils sont obligés de revenir vers nous, parce qu’on connaît toutes les nuances de leur jouissance, de leurs petits caprices, de leurs faiblesses et de leurs forces. On connaît toutes les paroles qu’il faut dire, tous les gestes qu’il faut faire. Il n’y a pas d’imprévu. »[2] La position de Réal nous montre que le fameux binaire de Freud dans le rabaissement de la vie amoureuse, ou mère ou pute, n’est pas universel. Réal était une mère.
Tenir à la parole
Si la phrase du « plus vieux métier du monde » indique le prix d’entrée dans la prostitution : le corps vendu et le sujet qui se tait, si la position de Réal nous présente un choix d’y être, la question se pose de savoir comment sortir de la prostitution ?
Voici en résumé, l’histoire biblique de la rencontre avec une prostituée, Rahab[3] : après l’exode d’Égypte, quarante ans dans le désert, au seuil de la terre promise, Moïse décède. Josué a été nommé son successeur et a assigné deux hommes pour explorer le pays de Canaan, notamment Jéricho, pour préparer l’invasion. Les deux espions tombent directement sur la maison de Rahab la courtisane, au mur du Jéricho. Elle les accueille, les cache et avec astuce les sauve des soldats du roi de Jéricho. Ils partent de chez elle rassurés que le peuple de Jéricho craigne le Dieu du peuple juif. Étonnamment, ces trois jours d’espionnage ne se résument qu’à cette rencontre avec Rahab, par l’information acquise par elle, ce qui rendra possible la décision de Josué d’envahir le pays.[4] Rahab la rusée, s’est sauvée et par la suite, nous indique le midrash, s’est mariée avec Josué. Jérémie et Ézéchiel, les grands prophètes, sont parmi leurs enfants.
Le lecteur peut être sensible au fait que la moitié de ce chapitre est dédié à la conversation entre Rahab et les deux hommes, avec six fois la promesse d’honorer leur parole de sauver la vie de l’autre. Cette répétition, exceptionnelle dans le style serré de l’écriture biblique, accentue le fait qu’à la base, ni la prostituée ni l’espion n’ont la réputation de tenir leur parole. La rencontre entre Rahab et les espions n’est plus celle de la formule argent = sexe, mais un mot d’honneur contre un autre pour sauver la vie non seulement de soi-même mais de celle de l’autre radical, l’ennemi. C’est une histoire du risque de la parole qui se substitue au silence de la jouissance.
[1] Freud S., « La création littéraire et le rêve éveillé », Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1980, p. 71.
[2] Hennig J.-L., Grisélidis, courtisane, Paris, Albin Michel, 1981; réédition, Éditions Verticales, 2011. C’est nous qui mettons en italiques.
[3] Josué, chapitre deux. https://www.enseignemoi.com/bible/josue-2.html
[4] Le nom propre de Rahab, qui signifie « vaste, étendu », vient possiblement annoncer la réussite de l’acte d’invasion.