Journée d’étude du CERA “Autisme et parentalité”

Un rapport de la Cour des comptes adressé à l’Assemblée Nationale en décembre dernier reprend la ritournelle : depuis Bruno Bettelheim, la psychanalyse favorise la culpabilisation des parents, en particulier des mères[1]. Cette accusation prépare le terrain à une remarque qu’on trouve plus loin dans le même rapport et qui stipule que l’amélioration qualitative de l’offre d’accueil de sujets autistes vise au premier chef à « en finir avec les offres inspirées des approches psychanalytiques »[2] (dixit !). Plus loin encore, on nous explique que la résolution Fasquelles de décembre 2016, visant notamment à « rendre juridiquement contraignantes pour les professionnels qui travaillent avec des enfants autistes les recommandations de la HAS de 2012 (…) et à fermement condamner et interdire les pratiques psychanalytiques sous toutes leurs formes, dans la prise en charge de l’autisme » a été justifiée car elle reflétait « une volonté de voir se résorber sans délai supplémentaire ces pratiques non conformes »[3].

 

Que ça soit la mère ou la psychanalyse qui soient mises au ban des accusés, une chose est claire, la culpabilité est dans l’air. Le sentiment parental d’être coupable est commun à un grand nombre de parents, qu’ils soient parents d’enfants autistes, ou pas. Ce sentiment est le signe d’un réel que la naissance d’un enfant constitue pour les parents. En témoignent les dépressions post-partum chez certaines mères ainsi que les vacillations rencontrées dans la clinique de nombreux pères lorsque l’enfant paraît. Pour des parents, l’enfant leur « tombe dessus », même s’il a été désiré. Qu’ensuite l’enfant corresponde ou pas aux idéaux des parents, qu’il se transforme en « bénédiction » ou « malheur », ceci n’est qu’une construction secondaire par rapport à l’intrusion de ce réel traumatique et sans loi dans la vie des parents. La naissance d’un enfant ne répond à aucune garantie que les choses se passeront du bon côté. Ainsi, au scandale évoqué par Bettelheim, à savoir qu’un parent peut être toxique pour son enfant, un deuxième scandale s’ajoute : que l’enfant puisse à l’occasion être toxique pour ses parents.

 

La psychanalyse ne culpabilise pas les parents, mais elle ne déculpabilise personne. La culpabilité comme la honte sont des modes de traitement du réel qu’il faut savoir respecter. Plutôt que déculpabiliser, la psychanalyse divise sur le chemin vers la responsabilisation du sujet. Les analystes sont les premières « victimes » de ce procédé. Face au réel, quel qu’il soit, nous sommes tous du même côté. Qui est passé par le divan le sait. Qui n’y est pas passé ne peut pas en juger. Fût-il un expert.

 

 

[1] « Évaluation de la politique en direction des personnes présentant des troubles du spectre de l’autisme. » Enquête demandée par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale. Décembre 2017, p. 24.

https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2018-01/20180124-rapport-autisme.pdf

[2] Ibid., p. 66.

[3] Ibid., p 69.




Pourquoi l’autisme. Entretien avec Christiane Alberti, directrice du CERA

Pourquoi l’autisme ? Ce thème semble imposé de l’extérieur…

C’est un fait. Nous ne choisissons pas les signifiants maîtres de notre temps. Considérons d’abord que l’autisme est devenu une question de société. Il suffit de considérer que désormais, la Secrétaire d’État en charge de l’autisme est directement placée sous l’autorité du Premier ministre, et non plus sous tutelle du Ministère de la Santé. La question de l’autisme est donc explicitement extraite du champ sanitaire.

On sait par ailleurs que depuis les années 90, l’autisme a été instrumentalisé pour faire entrer en France les thérapies basées sur le comportement et la cognition. Elles sont désormais reconnues comme l’approche favorisée par les autorisé sanitaires (ARS et HAS). A ce titre, elles sont devenues le   cheval de Troie des TCC. Tout ce qui se diffuse comme normes de bonnes pratiques au niveau des pratiques sociales et des politiques de santé, s’est mis en place à partir de l’autisme.

D’avril 2017 à mars 2018, la première journée du CERA est-elle à lire comme un après-coup de la prise de position de l’ECF dans le champ politique ?

Au cours des années 2016 et 2017, la vie de notre École a en effet été tout particulièrement marquée par des événements politiques décisifs : le combat de l’ECF contre le projet de résolution Fasquelles qui pour la première fois visait à interdire la pratique de la psychanalyse auprès de sujets autistes et le combat anti-Le Pen lors de la dernière élection présidentielle.

C’est en tant qu’École et en tant qu’elle fait partie de la société civile, que nous nous sommes engagés en lançant une pétition nationale à deux reprises, contre Fasquelles et pour mener une campagne d’opinion anti-Le Pen. C’est une orientation éthique qui a présidé à notre engagement, un principe de réalisme supérieur, un souci pragmatique qui nous a guidé dans notre action.

Notre insertion dans la cité, nos actions au niveau de la chose publique nous conduisent par un effet de retour à serrer de plus près le discours analytique (c’est là sa marge d’action). C’est au cœur de cette action politique que la création d’un Centre d’Études et de Recherche sur l’Autisme de l’ECF a vu le jour. Elle participe de l’École considérée d’un point de vue pragmatique.

Nos échanges avec ce qui pourrait être qualifié de « grand public », à l’occasion de la proposition de résolution du député Fasquelles, ont révélé à quel point la pratique clinique des psychanalystes avec des personnes autistes étaient méconnue, voire déformée de façon caricaturale – par exemple : « vous n’allez pas mettre les autistes sur le divan ». D’où cela provient-il ? Et comment faire entendre notre voix ?

L’autisme représente un enjeu majeur pour la pratique de la psychanalyse lacanienne et pour la diffusion du discours analytique.  Créer un centre d’études et de recherche sur l’autisme est une réponse aux enjeux actuels. C’est aussi frayer une voie pour la diffusion du discours analytique et de son éthique. La vague médiatique suscitée par la « bataille de l’autisme », ainsi qu’Éric Laurent l’a nommée, nous donne l’occasion de surfer sur elle pour faire barrage à la campagne de désinformation sur la psychanalyse et faire connaître la pratique d’orientation lacanienne. Nous ne nous reconnaissons pas dans les descriptions les plus couramment répandues, « les psychanalystes culpabilisent les mères et utilisent les standards analytiques de façon inappropriée à l’autisme ».

Une surface institutionnelle, tel qu’un Centre d’études et de recherches sera un médium essentiel pour rendre visible la contribution de la psychanalyse lacanienne à l’accueil et à l’accompagnement des sujets autistes et jouer un rôle d’interface avec la représentation nationale et aussi vers Bruxelles.

Les psychanalystes peuvent contribuer utilement à l’accueil et à l’accompagnement des sujets autistes. Gageons que le CERA contribuera à cette production.

Pourquoi le thème “Autisme et parentalité” ?

La première Journée du Centre d’études et de recherches sur l’autisme de l’ECF, a choisi de mettre l’étude la question de l’autisme dans son lien à la parentalité. Remarquons pour commencer que si la clinique psychanalytique de l’autisme n’est pas nouvelle, la promotion du néologisme parentalité a vu le jour à l’époque des nouvelles utopies de la famille : les fonctions traditionnelles père / mère connaissent une variété accrue d’arrangements symboliques et la notion de parent tend à s’y substituer, indépendamment de la différence des sexes.

Lacan avait anticipé ce changement essentiel en indiquant qu’une autre fonction prend progressivement le relais de la clef de voute du système symbolique qu’était le Nom du père : la fonction du « nommer à … », fonction que les parents peuvent accomplir.

Dans cette fonction, deux éléments sont essentiels. Les parents ont d’une part un savoir authentique, tissé dans le lien à la fois de corps et d’amour qu’ils ont à leur enfant. C’est un savoir vivant, incarné, car issu de l’expérience. À ce titre il résiste aux abstractions, aux généralités les plus inhumaines. Les parents ont d’autre part un désir (fonction ou principe du désir de la mère) qui s’adresse à leur enfant.

Les témoignages des parents d’enfants ou de jeunes adultes autistes qui se font de plus en plus nombreux, écrits ou parlés, traduisent que ces deux éléments prennent une couleur spécifique dès lors que l’enfant ou le jeune adulte autiste semble se montrer imperméable à ce désir. Les parents cherchent à cet égard à inventer d’autres formes de cette fonction désir.

C’est pourquoi des interventions de parents d’enfants ou de jeunes adultes autistes apporteront un éclairage irremplaçable à l’objet de cette première journée.




« Le peu de réalité que le désir soutient… »

« Le peu de réalité que le désir soutient… »[1]

Le 10 mars prochain aura lieu la première Journée du Centre d’Études et de Recherche sur l’Autisme (CERA), créé dans les suites de la funeste initiative avortée du député Fasquelle.

Cette Journée entend mettre l’accent sur l’accueil et l’accompagnement du sujet autiste, accent qui rappelle la position du praticien orienté par la psychanalyse : au côté du sujet, sachant se faire dupe d’un réel – car il y en a un –, celui de la vie. Cela nécessite de lever sans relâche la chape de plomb que représente le sens commun : entre délire universel et débilité mentale. De ce point de vue, cette bataille n’est pas tant contre que pour. Pour libérer quelque chose de la singularité d’un sujet, pour déségréguer, désidentifier. Dans cette question de l’autisme, devenue un véritable enjeu de société, il y a donc, une fois de plus, à prendre position pour jouer notre rôle dans la direction de la subjectivité.

Car comme le rappelle J.-A. Miller, « la seule voie qui s’ouvre au-delà, c’est pour le parlêtre de se faire dupe d’un réel, c’est-à-dire de monter un discours où les semblants coincent un réel, un réel auquel croire sans y adhérer, un réel qui n’a pas de sens, indifférent au sens, et qui ne peut être autre que ce qu’il est. La débilité, c’est au contraire la duperie du possible. Être dupe d’un réel – ce que je vante –, c’est la seule lucidité qui est ouverte au corps parlant pour s’orienter. »[2] C’est donc la manière dont on peut faire une place au « pas de sens », très présent dans la clinique de l’autisme, plutôt que le danger du tout est possible à quoi entraine la référence à la méthode pour tous.

Il m’est venu que ce dont témoignent des parents de sujets autistes sous l’accent du « parcours du combattant » relevait de ce à quoi ils se heurtent : au sens commun, aux aprioris, au pour tous, alors même qu’ils tentent de trouver un lieu pour la singularité que recèle leur enfant, pour leur singularité de parent. Bref, il y a là le mur du langage dont parle Lacan. J’y suis sensible, comme d’autres, car ce mur du langage, on s’y heurte tout autant : faire une analyse s’est apprendre comment le percer.

Si Lacan a pu dire qu’aux sujets autistes, il y avait quelque chose à leur dire, c’est qu’il les considérait inclus, au même titre que chacun, dans l’expérience de parole qui caractérise les êtres humains. C’est toujours une parole, le dynamisme d’un désir, qui perce ce mur du langage. Avec le sujet autiste, cette expérience est délicate et présente des conditions très précises.

Le jeune Antonin dont j’ai déjà parlé m’a appris beaucoup sur ce que parler veut dire. Avant que je le rencontre, Antonin ne faisait que se balancer dans sa salle de vie. La première fois que je lui ai parlé et l’ai emmené en séance, cela a eu des effets inattendus : Antonin ne se balançait plus pendant des heures dans un placard en se mordillant jusqu’au sang un de ses doigts, mais galopait à présent dans tous les sens en hurlant. On entendait enfin le son de sa voix, une manifestation de sa part. Une conversation avec son auxiliaire de puériculture conclut à un progrès : plus d’automutilation, mais une expression à la place.

Son auxiliaire de puériculture déployait des trésors d’inventions pour tous les moments de sa vie ; rien ne faisait routine pour Antonin. Elle inventait avec lui et tous ceux qui s’en occupaient, sur mesure et sans le recours au sens commun, une façon de se lever, se laver, se nourrir, se coucher, car elle avait appris à reconnaître ses moments de détresse angoissée. Elle avait découvert que la parole directe accentuait l’angoisse ; que la cantonade doublait le bain d’eau d’un bain de langage. Lorsque son auxiliaire disait, par exemple : « À table ! », Antonin s’installait devant son assiette pour un repas qui promettait d’être épique. Quand la même auxiliaire s’adressait à lui – « Tu viens manger ? » -, impliquant la structure d’un dialogue, alors Antonin restait sourd. Dans l’ambiance pédiatrique de la pouponnière, cela lui valut un nombre impressionnant d’audiogrammes… tous négatifs.

Dans les séances, Antonin ne parlait pratiquement pas sauf pour dire l’essentiel ; je parlais peu, et souvent, moi aussi, à la cantonade. J’ai appris peu à peu à repérer qu’il n’appréciait guère les paroles inutiles : un Comment tu vas aujourd’hui ? par exemple, pouvait déclencher un début de crise. Je devins un auditeur silencieux le laissant parler. Alors surgit rapidement une activité de parole que l’on peut qualifier de prosodie : un phrasé très élaboré, tant dans sa durée que dans ses moments de scansions faits de pauses et de reprises, que dans ses variations d’intonations. Antonin parlait sans que l’unité discrète du mot n’apparaisse dans ce premier temps. Il se passait aussi mille choses dans les séances autour de menus objets, laissant apercevoir peu à peu ses goûts, c’est-à-dire ses refus et ses consentements.

Un dynamisme libidinal – c’est-à-dire la vie –, apparaissait au-delà de la stéréotypie. L’accueil et l’accompagnement d’Antonin ont eu pour condition de savoir que lui comme moi partagions la condition d’être parlant.

[1] Lacan J. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279.

[2] Miller J-A., « L’inconscient et le corps parlant », consultable en ligne .




Quelque chose que m’ont appris les autistes

Les onze années que j’ai passées à côtoyer quotidiennement, de jour et parfois de nuit, des enfants, adolescents et adultes jeunes autistes m’ont été un enseignement constant. J’étais alors directeur d’un établissement médico-social, le Centre Thérapeutique et de Recherche de Nonette, composé d’un ITEP et d’un Foyer pour adultes.

Des nombreux enseignements, j’en soulignerai un : j’ai appris que j’avais un corps. Certes, j’en avais une idée, mais cela s’est révélé avec une acuité inégalée. C’est par le trop de présence que cela est apparu. Quand les tâches administratives m’en laissaient le temps, j’aimais me rendre sur les lieux de vie, d’activités, de scolarité. Pour échanger avec les intervenants, pour me rendre disponible aux jeunes reçus, pour les connaître et me faire connaître d’eux. Très vite j’ai constaté que ces visites provoquaient chez certains une fuite immédiate du lieu, des cris. Certains se bouchaient les oreilles, d’autres se cachaient la tête dans leur tee-shirt, parfois des jets d’objets, parfois des insultes, parfois même des coups portés sur d’autres jeunes reçus.C’est là que j’ai saisi, que j’ai commencé à apercevoir, que j’avais un corps, non seulement organique ou imaginaire, mais aussi un corps pulsionnel dont la simple présence pouvait faire menace.

Ne voulant pas renoncer à ces temps, je devais modifier du tout au tout ma présence. Pour cela je me suis laissé guider par ce que ces jeunes indiquaient par leurs conduites. Se boucher les oreilles, crier, proférer des insultes, c’était indiquer l’intrusion de la voix. Se cacher la tête, c’était dire que le regard était insupportable. Fuir, c’était pointer que l’arrivée de l’autre faisait intrusion. Frapper, c’était dire l’insupportable de la présence.

Alors j’ai appris à chantonner à voix basse et douce, pour m’annoncer avant d’apparaitre dans l’encadrement d’une porte et de passer le seuil de la pièce. J’ai appris à ne pas dire bonjour, à laisser du temps avant de parler. J’ai appris à ne pas échanger le regard, à ne pas regarder directement mais juste un peu à côté ou un peu au-dessous. J’ai appris à faire tomber mes épaules, à détendre mon dos, comme le chantait B.B. King : like my back ain’t got no bone. J’ai appris à marcher en crabe, à faire des boucles pour aller d’un endroit à un autre.

Cela je ne l’ai pas appris tout seul. C’est dans une conversation continuée avec les éducateurs, les enseignants, les personnels, dans la vie quotidienne comme dans les réunions cliniques, que j’ai pu élaborer ces réponses. C’est à ce prix que ma présence a peu à peu perdu son caractère de menace, et a pu devenir pour beaucoup familière.

En couchant ces souvenirs sur le papier je pense à ce garçon qui longtemps fuyait ma présence tout en se bouchant les oreilles et cachant sa tête sous son pull. C’est lui qui, plus tard, a pu venir de lui-même jusque à moi. Par exemple, si je traversais la cour, il faisait tout une boucle pour arriver derrière et à côté de moi pour marcher tout simplement à mon côté. Plus tard encore, alors que la vie de sa famille traversera une période angoissante, il viendra jusqu’à mon bureau pour faire une demande muette d’aide, me regardant dans les yeux, touchant du bout des doigts le dessus de ma main.

La radicalité de la position autistique est un révélateur puissant à nul autre pareil, elle vous donne la chance d’en apprendre sur vous-même.

Cette leçon sur le corps, sur l’attente, sur le non-agir, sur la disponibilité, je ne l’ai pas oubliée, vingt ans après elle continue à m’orienter.