
Quelque chose que m’ont appris les autistes
Les onze années que j’ai passées à côtoyer quotidiennement, de jour et parfois de nuit, des enfants, adolescents et adultes jeunes autistes m’ont été un enseignement constant. J’étais alors directeur d’un établissement médico-social, le Centre Thérapeutique et de Recherche de Nonette, composé d’un ITEP et d’un Foyer pour adultes.
Des nombreux enseignements, j’en soulignerai un : j’ai appris que j’avais un corps. Certes, j’en avais une idée, mais cela s’est révélé avec une acuité inégalée. C’est par le trop de présence que cela est apparu. Quand les tâches administratives m’en laissaient le temps, j’aimais me rendre sur les lieux de vie, d’activités, de scolarité. Pour échanger avec les intervenants, pour me rendre disponible aux jeunes reçus, pour les connaître et me faire connaître d’eux. Très vite j’ai constaté que ces visites provoquaient chez certains une fuite immédiate du lieu, des cris. Certains se bouchaient les oreilles, d’autres se cachaient la tête dans leur tee-shirt, parfois des jets d’objets, parfois des insultes, parfois même des coups portés sur d’autres jeunes reçus.C’est là que j’ai saisi, que j’ai commencé à apercevoir, que j’avais un corps, non seulement organique ou imaginaire, mais aussi un corps pulsionnel dont la simple présence pouvait faire menace.
Ne voulant pas renoncer à ces temps, je devais modifier du tout au tout ma présence. Pour cela je me suis laissé guider par ce que ces jeunes indiquaient par leurs conduites. Se boucher les oreilles, crier, proférer des insultes, c’était indiquer l’intrusion de la voix. Se cacher la tête, c’était dire que le regard était insupportable. Fuir, c’était pointer que l’arrivée de l’autre faisait intrusion. Frapper, c’était dire l’insupportable de la présence.
Alors j’ai appris à chantonner à voix basse et douce, pour m’annoncer avant d’apparaitre dans l’encadrement d’une porte et de passer le seuil de la pièce. J’ai appris à ne pas dire bonjour, à laisser du temps avant de parler. J’ai appris à ne pas échanger le regard, à ne pas regarder directement mais juste un peu à côté ou un peu au-dessous. J’ai appris à faire tomber mes épaules, à détendre mon dos, comme le chantait B.B. King : like my back ain’t got no bone. J’ai appris à marcher en crabe, à faire des boucles pour aller d’un endroit à un autre.
Cela je ne l’ai pas appris tout seul. C’est dans une conversation continuée avec les éducateurs, les enseignants, les personnels, dans la vie quotidienne comme dans les réunions cliniques, que j’ai pu élaborer ces réponses. C’est à ce prix que ma présence a peu à peu perdu son caractère de menace, et a pu devenir pour beaucoup familière.
En couchant ces souvenirs sur le papier je pense à ce garçon qui longtemps fuyait ma présence tout en se bouchant les oreilles et cachant sa tête sous son pull. C’est lui qui, plus tard, a pu venir de lui-même jusque à moi. Par exemple, si je traversais la cour, il faisait tout une boucle pour arriver derrière et à côté de moi pour marcher tout simplement à mon côté. Plus tard encore, alors que la vie de sa famille traversera une période angoissante, il viendra jusqu’à mon bureau pour faire une demande muette d’aide, me regardant dans les yeux, touchant du bout des doigts le dessus de ma main.
La radicalité de la position autistique est un révélateur puissant à nul autre pareil, elle vous donne la chance d’en apprendre sur vous-même.
Cette leçon sur le corps, sur l’attente, sur le non-agir, sur la disponibilité, je ne l’ai pas oubliée, vingt ans après elle continue à m’orienter.
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