Je le connais, de le lire.
2010 [extrait] [1] – « Édition d’une conférence faite au Collège des Bernardins en 2009, agrémentée de quelques suppléments essentiels, l’opuscule Vers le Paradis [2] (avec un P majuscule puisqu’il s’agit, et du Paradis de Dante – dont Sollers soutient depuis des lustres que personne ne le lit, lui préférant l’Enfer ; ce qui dit beaucoup – et des siens bien entendu : Paradis I et II) n’a pas fait grand bruit dans le monde éditorial. […]
Il devrait pourtant nous parler, d’autant plus qu’il est vendu avec son complément, le DVD du film – sacré, selon Philippe Sollers, au sens où Dante parle de poème sacré – qu’il vint naguère nous projeter lors d’un Forum des psys, à la Mutualité.
Il devrait nous parler aussi, parce qu’en termes de singularité, c’est un véritable témoignage.
Sans doute, quand une singularité parle, s’agit-il toujours de témoignage. Celui de Sollers ne se réduit évidemment pas à Vers le Paradis. C’est son œuvre même qui l’est – ou qu’il est ; c’est mieux. […]
De ce moment, fondateur […] où lui revient de l’Autre, vers cinq ans, ce “Tu sais lire !” [3], où il trouve, selon Jacques-Alain Miller, son ergo sum, jusqu’à un “certain passage en enfer”, “expérience extrêmement violente”, lors de son séjour dans les hôpitaux militaires pour cause d’insoumission, au moment de la guerre d’Algérie : grève de la faim et “dépression vraiment très grave” – véritable “expérience du silence”. Comment l’art – Dante et son Paradis, à Florence –, se présente à lui, tel Virgile pour Dante en tant qu’il est l’art, l’expérience artistique au travers des temps en tant que telle. “J’ai une expérience, je suis perdu, eh bien […] quelqu’un se présente pour m’aider.” C’est l’aide contre. Dante, donc, comme expérience intérieure. […]
En addendum [de son Vers le Paradis] : morceau choisi de sa Théorie des exceptions, où il joue de son nom d’artiste avec le Wo es war, Soll ich werden. Ce nom d’artiste, Sollers, venant de sollus (avec deux l !) et ars : “Tout entier art” [4] ».
2023 – C’est à ars qu’il est, Ars-en-Ré. Il n’a pas cédé sur son désir – dont la formule, « coïncider avec ce lieu », lui vint à son arrivée à Venise, place Saint-Marc. Venise, dont Sollers se plaisait à rappeler le mot de Casanova, répondant à Mme de Pompadour lui demandant « Vous venez de là-bas ? » : « Venise n’est pas là-bas, Madame, mais là-haut. »
Sollers écrivain donc. Je viens d’offrir Une curieuse solitude [5], son premier roman. Son éducation sentimentale, mais d’abord une initiation… aux sens.
Mais c’est aussi le Sollers lecteur qu’il faut pratiquer.
Le Sollers lecteur de l’époque, Littérature et Politique – « sorte d’Envers de l’histoire contemporaine » [6].
Et son renouvellement du geste de l’Encyclopédie dans sa Guerre du goût, Éloge de l’infini, Fugues… Y retourner, encore. Comme source.
« Qui vient d’arriver au rendez-vous ? Qui est à l’heure ? Regardez, écoutez. Les voilà tous, extrêmement ponctuels, chacun portant dans ses yeux quelques mots essentiels, avec un peu de papier et un peu d’encre pour tout bagage, encre bleu profond, comme l’Océan. Quelques mots essentiels, pour continuer » [7] Nietzsche, Rimbaud, Proust, Hölderlin…
Vous doutez ?
« On reconnaît aussi l’allure et la cadence de Rimbaud, dans ce poème que vous pouvez dès à présent apprendre par cœur pour pouvoir le réciter partout, en voyage, en marchant dans la rue, le soir, la nuit, ou le matin, sur le chemin de la vie qui recommence :
“Elle est retrouvée !
Quoi ? L’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.
Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour est en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon…”
Tutoyer son âme ? Se dégager des humains suffrages ? Des communs élans ? Et enfin : voler selon… Selon quoi ? Selon…
Mais ça, c’est la vie des oiseaux, n’est-ce pas ? Celle de l’esprit même. Tu voles selon…
Oiseau hors la loi, oiseau musique, oiseau beauté, oiseau libre, tout à fait libre.
Il est temps, il est grand temps.
Être un oiseau ! » [8]
Ce sont probablement parmi ses dernières lignes. Ou, qui sait… tout aussi bien ses premières !
Yves Vanderveken
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[1] Vanderveken V., « Singulier Sollers », La Cause freudienne, n° 76, décembre 2010, p. 242-244, disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-3-page-232.htm
[2] Sollers Ph., Vers le Paradis. Dante au Collège des Bernardins, Paris, Desclée De Brouwer, 2017.
[3] Sollers Ph., Un vrai roman. Mémoires, Paris, Gallimard, Folio, 2007, p. 38.
[4] Sollers Ph., Portrait du joueur, Paris, Gallimard, Folio, 1987, p. 77. Également, Sollers Ph., Un vrai roman. Mémoires, Paris, Gallimard, Folio, 2007, p. 16.
[5] Sollers Ph., Une curieuse solitude, Paris, Seuil, 1958.
[6] Miller J.-A., « Sollers, le plaisir de vivre », posté le 14 mai 2023 sur le blog La règle du jeu. https://laregledujeu.org/2023/05/14/39314/sollers-le-plaisir-de-vivre/
[7] Sollers Ph., Agent Secret, op. cit., p. 189.
[8] Ibid., p. 192-193.