J’ai eu la chance de rencontrer Sollers à deux reprises. La première fois pour un entretien mené avec Alain Merlet, paru dans le bulletin de l’ACF-Aquitania [1]. La seconde fois, Sollers tenait à me remettre Fugues [2], son dernier opus, dans lequel à notre surprise, il l’avait inséré.
Je lui avais dit toute ma reconnaissance de lectrice. C’est par Sollers que j’ai entendu parler de Lacan pour la première fois. En plus d’être un grand écrivain, il était ce passeur qui m’avait amené vers d’autres compagnons de route, d’autres voyageurs de temps [3] comme lui.
Je dispensais intérieurement à l’écrivain, à l’éditeur, à l’homme public des attributs selon mes goûts : catholique impénitent, libertin fidèle, ami de Lacan volontiers moqueur des lacaniens, imprévisible, fulgurant, gênant… Les identités rapprochées multiples qu’il revendiquait d’ailleurs floutaient suffisamment le portrait pour le rendre insituable dans une catégorie. Quelle chance d’être un peu perdue ! Une rencontre ne repose pas sur un échange entre deux êtres et leurs qualificatifs respectifs, mais dans l’écart qu’ils entretiennent et auquel ils s’affrontent : ce qui n’est pas congruent et qui jaillit par nécessité. Est-ce pour cela que sa présence ce jour-là avait commencé par une attention précise à ma terre natale ? Quels ancêtres, quelle langue, quel rapport à l’exil, à la jouissance du verbe ? [4] Il s’amusait en même temps qu’il portait régulièrement à la bouche son porte-cigarette. Va-et-vient rythmés et inversés de la réplique. C’était très gai !
Ce jour-là, il a récité « Moesta et errabunda » de Baudelaire. J’entends encore sa voix claire, bien posée, susciter « le vert paradis des amours enfantines, les courses, les chansons, les baisers, les bouquets » [5]… Ainsi Sollers avait décidé de son enfance. «- Oui, par décisions successives ». « Savoir où l’on va n’est pas tant savoir où l’on va mais savoir de mieux en mieux d’où l’on vient », avait-il écrit. La formule résonnera particulièrement aux oreilles des analystes, « Or on vient toujours et encore de l’enfer, n’est-ce pas ? » [6] Celui de Sollers virait au paradis par choix, à commencer par celui de se rendre disponible à la littérature et pour cela de s’affranchir du roman familial, « de la baudruche sexuelle qu’il contient ». Il souligna : « On croit souvent que c’est l’inverse, qu’on écrit pour régler ses comptes avec lui ! Je reçois des tonnes de manuscrits qui ne sont que l’écriture de ces épopées piteuses, littératures croupissantes aux étalages [7]. Je conseille d’ailleurs à leur auteur d’aller faire un tour chez un analyste ! »
Naïvement, je l’ai interrogé : – Alors d’où vient ce désir furieux et insistant d’écrire, quand vie et œuvre constituent un tout ? « – On ne peut rien écrire de valeur », dit-il en substance, « si ça ne trouve pas un écho extrêmement précis, qu’il soit douloureux, fastidieux, terrifiant ou très agréable, à quelque chose qui se produit dans le réel. […] Quiconque écrit sans mettre en jeu la forme même de son être réel, que ce soit explicite ou pas, se dérobe, en fait, à l’expérience. » [8] Comment mieux parler du corps parlant, de sa jouissance qui cherche accueil dans l’écriture ?
« J’écris = je pense », a-t-il ajouté. « Mais pas que, j’écris main-bouche-Dieu ». J’ai soufflé psff. Main- bouche –psff ! Il a ri.
Imprononçable YHWH, référent impossible, absence radicale dans le monde, d’où la lettre surgit et le corps s’appuie…
Sollers, « tout entier art ! » [9]
Marie Laurent
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[1] « Dans l’éclaircie, rencontre avec Philippe Sollers », Tresses, n° 40, juin 2012, p. 10-24.
[2] Sollers Ph., Fugues, Paris, Gallimard, 2012.
[3] Sollers Ph., Les Voyageurs du temps, Paris, Gallimard, 2009.
[4] Plus tard, je remarquerai dans ses entretiens, dans ses romans qu’il commençait souvent par là.
[5] Baudelaire C., Les Fleurs du mal, Paris, Flammarion, 2019, p. 109.
[6] Sollers Ph., Vision à New York, Paris, Gallimard, Folio, 1998, p. 228.
[7] citant Lautréamont.
[8] J’ai trouvé plus tard cette citation dans Vision à New York, elle me semble de mémoire correspondre à sa réponse d’alors : Sollers Ph., Vision à New York, op. cit., p. 226-227.
[9] Sollers Ph., Un vrai roman. Mémoires, Paris, Gallimard, Folio, 2007, p. 16.