Vers le Xe Congrès de l’AMP, go !
Après plusieurs dossiers aux thèmes prélevés dans la Conférence introductive de Jacques-Alain Miller au bien proche Congrès de l’AMP : « Le corps parlant. L’inconscient au XXIe siècle », l’Hebdo-Blog vous réembarque promptement vers Rio de Janeiro ! Marie-Christine Baillehache, René Fiori et Christine Maugin ont rencontré pour vous Marie-Hélène Roch, chargée de l’édition française de Scilicet. Lisez ce bel entretien, invitation au voyage, invitation à lire le précieux volume préparatoire au Congrès ! Dans l’échange, un constat se dégage : le concept de parlêtre, « discret » et « pas sur l’affiche », fil conducteur dans l’assemblage du Scilicet, fil rouge des travaux du prochain Congrès. Des conséquences cliniques et théoriques du dernier enseignement de Lacan encore en vue ! Et vous ? Déjà inscrits ?
Stella Harrison, Omaïra Meseguer
René Fiori – Le corps parlant et le parlêtre distribuent-ils, selon vous, une différence en référence aux travaux de ce volume ?
Marie-Hélène Roch – Le corps parlant fait le titre de Scilicet qui porte sur L’inconscient au XXIe siècle. Dans sa conférence, Jacques-Alain Miller précise que la substitution du parlêtre lacanien à l’inconscient freudien est un index de ce qui change dans la psychanalyse au XXIe siècle, et il fait de cette substitution la boussole du prochain Congrès de l’AMP ; elle est aussi la boussole des textes qui composent ce volume. Cependant le parlêtre se fait discret, « il ne sera pas sur l’affiche du prochain congrès. Ce sera entre nous que ça se saura qu’il est question du parlêtre »[2]. Chargée de l’édition française du volume, j’ai suivi cette indication à la lettre. Le parlêtre – néologisme lacanien et nouveau nom de l’inconscient – comporte une entrée alphabétique dans le volume, vous le trouverez à la lettre P, il n’apparaît dans aucun autre titre, à l’exception cependant de ce paradigme : Symptôme du parlêtre. Le parlêtre est donc l’agalma pour « percer le mur du langage », et faire que les psychanalystes restent au plus près de l’expérience – savoir la dire, l’écrire.
Maintenant, comment se distribue la différence entre corps parlant et parlêtre ? Scilicet est tout aussi fragmenté, morcelé que peut l’être un corps. Il y a des entrées de ce volume qui traitent de l’imaginaire (comme nouvel imaginaire) du fait de l’écriture de l’espace et du temps inventée par Lacan, dans son tout dernier enseignement. Dire corps parlant, c’est ajouter un autre registre au corps imaginaire, le registre du symbolique (« il n’y a de corps que décerné par le langage »), sachant que c’est l’émergence d’un mode de jouir qui fait le réel du nœud. Par conséquent, c’est mettre l’accent sur le parlant d’un corps, c’est-à-dire, sur ce qui fait le mystère de cette union, sa corporisation – à cet endroit là précisément, où il y a défaut (sin, l’esp d’un laps), à cet endroit – la langue prend corps, se fait cause de jouissance, affectant ce corps de manière singulière, ce qui lui reste chair.
Christine Maugin – Ce nouveau Scilicet promet de nous enseigner très précisément. Y aurait-il un article dont vous pourriez nous parler plus particulièrement? Peut-être celui d’Antonio Di Ciaccia sur le « corps parlant » ?
MHR – Vous me posez la question et me soufflez la réponse ! Eh bien parlons du texte d’Antonio Di Ciaccia. Celui-ci a hérité du titre du congrès: le « corps parlant ». Son texte s’ouvre par cette formule sans ambages de Lacan: « pousse-toi de là que je m’y mette, donc ». Y aurait-il querelle entre inconscient et parlêtre, entre inconscient freudien et inconscient lacanien ? Ce « pousse-toi de là […] » vient attester de la force d’une invention, « ce qui se découvre, c’est d’un seul coup » écrit Lacan dans « Joyce le symptôme »[3] en faisant de l’inconscient l’événement Freud. Parler d’invention, c’est introduire le corps parlant avec sa jouissance, c’est jouer de la hâte, c’est compter (faire avec) la force de la pulsion. Il y a un lien entre ce qui s’invente et le perfectionnement de la langue au moyen de l’écriture, celle des néologismes, ils sont de la nature du parlêtre.
C’est ce que m’inspire le texte de Antonio Di Ciaccia, Il y a bien d’autres choses à en dire mais je laisse les lecteurs le découvrir, c’est-à-dire y mettre leur part d’invention.
Maintenant, je pourrais prendre chaque texte de ce Scilicet et y trouver mon bonheur ! C’est le grand intérêt des volumes conçus en préparation de nos congrès, et il faut bien le dire, le thème du prochain congrès est particulièrement accrocheur.
Marie-Christine Baillehache – Pour la psychanalyse, les mots marquent le corps d’une jouissance permanente, mystérieuse, singulière et troumatique. C’est par son néologisme lalangue que Lacan nous fait entendre et lire la matérialité sonore du signifiant par laquelle « le symbolique prend corps »[4]. Il y a bien une rencontre entre les mots et le corps et cette rencontre est réelle. Elle produit un mode de parler où les trous du dire sont aussi importants que les pleins du dit.
Diriez-vous qu’en rendant prévalent sur le symbolique le corps qui jouit, notre XXIe siècle tend à faire taire la voix singulière de lalangue du parlêtre au profit de la voix du surmoi, exilant toujours plus le sujet parlant de son corps vivant ?
MHR – Dans ce volume, de nombreux auteurs s’emploient à cerner, saisir l’impact de l’empire de la technique sur les corps, la diffusion planétaire sur le web des multiples images (pornographiques, selfies, images de sa vie privé, etc.) Un point mérite notre attention, on s’interroge: y a-t-il chiffrage ? Il semblerait que cette superposition de l’empire de la technique sur l’empire des corps ne produise pas d’énigmes sur les sujets et n’ait pas d’autres effets au XXIe siècle qu’excès, toujours plus de consommation.
« Le spectacle est la principale production de la société actuelle ». C’était ce qu’écrivait Guy Debord de la société en 1970. Aujourd’hui, nous parlerions de « show du je », toujours plus de transparence et toujours moins d’intimité. Il y a de très bons textes là-dessus.
Pour l’anecdote, j’ai entendu un acteur raconter une expérience instructive. Après la projection de son dernier film, Vincent Lindon qui était invité à parler de son film, attendait les questions de la salle. Les premiers rangs ont attiré son attention, ils étaient occupés par des jeunes, qui avec leur portable ne cessaient pas de le prendre en photo. Il leur demande alors d’arrêter, il n’est pas venu pour ça, on peut parler quoi ! Mais ce fut sans succès. Sans aucune gêne, les jeunes continuaient à prendre des images sans mots dire. Comme V. Lindon s’apprêtait à partir, deux jeunes filles sont allées le voir, enfin il va peut-être pouvoir parler avec, non elles voulaient seulement un selfie avec lui pour vite envoyer ça sur Facebook.
L’expérience de la psychanalyse nous apprend que « la voix singulière de la langue du parlêtre », son énonciation, est de la nature accomplie du sinthome. Un psychanalyste qui s’autorise comme tel ne peut faire l’économie sur lui-même de l’Unbewusst, (l’Une-bévue) qu’atteste la discordance de son corps avec l’inconscient. Sur le fond de cette discordance primordiale, il trouvera certains accords permettant l’heureuse rencontre d’un corps à corps. Pour enfin s’accomplir d’une alliance renouvelée entre corps, parole et lalangue, du fait de la jouissance. Alors il pourra opposer au pire, au « faire taire », des ressources inédites.
MCB – Si en 1960, dans L’éthique de la psychanalyse[5], Jacques Lacan fait de la sublimation l’élévation de la jouissance muette à un objet digne, en 1975 dans « Joyce le symptôme »[6] il invente le mot S.K.beau pour désigner la jouissance toujours énigmatique et hors-sens – S.K – à laquelle l’artiste se confronte et qu’il voile et sublime avec l’objet digne – beau. Alors que l’objet digne de la sublimation peut se présenter comme la Chose digne du père universel, l’S.K.beau est un objet bricolé, plus modeste et plus inesthétique, relevant d’un usage pragmatique du réel et engageant directement le corps.
L’art contemporain témoigne d’un usage direct du corps pour traiter de la jouissance sans loi. Pouvez-vous nous éclairer sur le traitement par ces artistes de l’abject qui ne noue pas la jouissance du corps à la parole et produit un effet de réel incontestable sur l’amateur d’art contemporain, mais néanmoins fait S.K.beau pour ces artistes ?
MHR – J’ai entendu une histoire éloquente sur le destin d’une installation contemporaine au musée de Bolzano, en Italie. L’installation de l’artiste s’appelait : « Où allons-nous danser ce soir ? » Elle agissait un peu comme une anamorphose. On y voyait des bouteilles vides jonchant le sol comme les derniers reliefs d’une soirée alcoolisée. Eh bien, figurez-vous qu’au petit matin, les femmes de ménage du musée sont venues nettoyer la salle, jetant par erreur l’installation d’art à la poubelle. C’est d’un drôle. L’histoire est métaphorique de l’art contemporain dont on n’a pas toujours le mode d’emploi. Le geste des femmes de ménage ajoute quelque chose à l’installation, comme la poubelle. Sans médiation, sans mots, l’œuvre muette peut rencontrer son vrai destin de poubellication, comme le suggérait Lacan à propos des écrits.
Ce volume parle du Body art qui montre très bien au moyen de performances sur les corps, cette déconnection entre les corps (découpés, réinventés avec la chirurgie esthétique, travaillés comme pour une toile …) et les sujets de l’inconscient.
J’aimerais citer : Joyce ou l’Art-gueil, S.K.beau (et Duchamp), Escabeau (et Schoenberg), Passe et escabeau. Ces néologismes, à l’instar des noms de jouissance, indexent un work in progress avec la langue. Quand Lacan écrit « S.K.beau », il l’invente dans une version propre à l’esthétisme de Joyce qui élève son œuvre à la dignité du sinthome.
[1]. Sous la direction de Jacques-Alain Miller, Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, 2015, ECF, Collection rue Huysmans.
[2]. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant – Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet, op. cit., p. 28.
[3]. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 566.
[4]. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 408.
[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.
[6]. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 565.