Image, langues, symptôme, recherche scientifique, interprétation et invention poétique : telles sont les balises que nous propose Nouria Gründler qui a vu pour nous, en avant-première, « Poétique du cerveau », de Nurith Aviv. Deux projections suivies d’un débat sont organisées à Paris le 2 décembre et le 7 janvier par le vecteur Champ-Contre champ de L’Envers de Paris. Le 2 décembre est aussi le jour de la sortie en salles du film !
Première image en noir et blanc, une jeune femme et un jeune homme enlacés, une photo prise en 1943. Comme dans un conte, la voix de la cinéaste nous narre l’histoire d’un jeune couple qui vient de se marier. Ils partagent leur appartement avec un homme, qui est l’auteur de la photo. Celle-ci dévoile l’expression d’une femme éprise, en suspens, figée à l’instant présent. Pourtant, elle attend : elle ne sait pas où se trouve sa mère. Ce jeune homme et cette jeune femme sont les parents de Nurith Aviv.
Deux ans plus tard, la mère de la cinéaste ne sait toujours pas si sa mère est encore en vie, mais elle a donné naissance à une enfant : Nurith est venue au monde. D’où une seconde image : celle d’un bébé et de sa mère qui semble heureuse de s’occuper de lui.
Puis l’image d’un appartement, d’un intérieur, le lieu du lien : une table, des chaises, et surtout une fenêtre qui sera déclinée tout au long du film.
Nurith parle l’allemand à la maison, l’hébreu à l’école – la voici qui nous emmène explorer ses thèmes favoris entre filiation, langue et lieu… Mais elle convoque cette fois un symptôme particulier : un picotement du bout de sa langue qu’elle sent lorsqu’elle est exposée à certaines odeurs. Elle convoque la science, jusqu’à s’exposer elle-même, notamment avec les clichés d’une IRM où l’on voit sa langue et son cerveau : elle cherche à faire un lien, à travers son symptôme, entre son travail sur les langues et celui de chercheurs en neurosciences.
Parmi eux, Yadin Dudaï, neurobiologiste à l’Institut Weizmann en Israël : un chercheur pour lequel ce qui donne la mesure de la vérité, c’est sa subjectivité. Il nous explique que la mémoire est dynamique, toujours changeante, et que l’imagination est issue de défauts de la mémoire. Pour lui, ce sont les mêmes circuits qui entrent en jeu pour le rappel de la mémoire et toute projection dans le futur. Pour N. Aviv il y a le passé et le futur mais pas le présent.
Sharon Peperkamp travaille dans le département d’études cognitives à l’École normale supérieure. Elle s’intéresse à la perception de la parole et à l’acquisition du langage. Les tout jeunes bébés, nous dit-elle, ont des capacités extraordinaires pour traiter les sons de la parole. Ils ont un système de perception universel, c’est-à-dire qu’ils sont capables de percevoir tous les sons, toutes les consonnes et toutes les voyelles qui sont utilisées dans les langues du monde. Mais cette perception universelle est de courte durée parce que pendant la première année de vie ils vont se spécialiser dans leur langue maternelle. Et cela entraîne une perte dans la capacité de percevoir les sons qui ne sont pas utilisés dans leur langue.
Selon François Ansermet, présent aussi dans le film, l’image et le son laissent des traces, comme toute expérience, des traces où se nouent le langage et le vivant, qui viennent à former une partition que le sujet ne cesse de réinterpréter chaque fois différemment, sans cesse.
C’est ce que fait Nurith : son travail donne une interprétation par l’image des propos de chaque intervenant. Ses images mettent en lien ces différents chercheurs, chacun avec son invention, chacun pris dans sa propre nécessité : finalement ce ne sont pas des scientifiques, des chercheurs, mais ce sont d’abord les personnages d’un film réalisé par N. Aviv. Leurs propos sont strictement encadrés – temps de paroles, rythme, évitement de certains mots, loin de tout jargon. Mais son film est d’abord une autobiographie et elle utilise ces discours pour parler de son histoire, de sa confrontation à son enfance, à sa mémoire familiale, aux disparitions, et pour mettre en perspective le réel de ce qui a marqué sa vie, l’irreprésentable de la Shoah, du camp où sa grand-mère disparaît. À travers ses archives personnelles, elle plonge chacun dans son propre vécu, sa mémoire, mettant en jeu ce que chacun ne peut se représenter de son histoire. C’est ainsi qu’elle nous invite à une expérience à partir de ses archives couplées aux découvertes des chercheurs en neurosciences.
Elles nous disent que le passé et le futur permettent l’expérience poétique. Ceci n’est pas sans évoquer pour nous ce qui peut se produire dans l’expérience analytique quand, dans la surprise, un signifiant peut surgir qui traite le réel indélébile et permet d’aller au-delà. Comme le dit Jacques-Alain Miller : « La psychanalyse a partie liée avec la poésie. Une psychanalyse, c’est une invitation à parler, non pas à décrire, non pas à expliquer, non pas à justifier ou à répéter, et non pas vraiment à dire la vérité. Une psychanalyse est une invitation à parler, purement et simplement, et sans doute pour être écouté. Lacan a désigné ce dont il s’agit dans une analyse par le terme d’épopée. »[1]
Dans le film, F. Ansermet nous parle aussi de l’importance du rêve : « On ne peut voir la vie seulement comme une manifestation de quelque chose d’inscrit dans la structure neuronale, mais plutôt comme une partition à interpréter ». Ses propos ouvrent la voie à N. Aviv qui nous présente un rêve stupéfiant, mis en scène en un lieu précis, déjà inscrit : une autre scène sur laquelle son film se termine.
[1] Miller J.-A., « Un effort de poésie », extraits de l’Orientation lacanienne III, 5, choisis et établis par Catherine Bonningue. http://www.causefreudienne.net/un-effort-de-poesie/