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Samuele ou la jouissance de l’Autre

Par Xavier Gommichon
15 décembre 2019
Les éveils du printemps, de Philippe Lacadée
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Fuocoammare, le film de Gianfranco Rosi, ressemble à s’y méprendre à un documentaire, un film dont la visée serait de présenter « des faits authentiques, non élaborés pour l’occasion »[1]. Il s’ouvre sur une impressionnante scène de nuit : la mer est sombre, un bateau de guerre en patrouille adresse à l’obscurité une question angoissée : « quelle est votre position ? ».

Désert des Tartares

À une encablure de là se trouve l’île sicilienne de Lampedusa. Ses habitants poursuivent leur rythme séculaire sur ce caillou battu par les vents, plus proche de la Libye que de l’Europe. Des chansons d’amour désuètes, distillées par un DJ démodé, sont dédicacées par des dames à leur mari parti en mer. Les rues sont vides.

Aucun enfant, hormis Samuele et son camarade de jeu, pour rompre cette lenteur immuable. Jeune philosophe anxieux, Samuele interroge ses aînés sur le peu qu’ils ont vu du monde dans un silence où s’entend le tic-tac des horloges. Les hommes qui l’entourent sont, ou ont été, des marins. Samuele souffre du mal de mer et doit s’en aguerrir. Dans une scène de classe innocente, il ânonne péniblement en anglais, la langue de l’Autre, un texte sur Christophe Colomb.

Samuele est aussi un enfant qui joue à la guerre, contre des ennemis lointains et invisibles sur qui il décharge un fusil imaginaire. Avec un lance-pierre fait de branches, il chasse les oiseaux dans le fouillis des arbres tordus de l’île et mutile des cactus à tête d’étranger. Puis il les répare avec de gros bouts de chatterton noir.

Ainsi planté, le décor de Fuocoammare a des relents du Désert des Tartares[2] ou de High Noon[3], à l’instant suspendu de l’arrivée de l’Autre, le tueur ou la horde sauvage. Rosi semble filmer une Europe assoupie et vieillissante, inquiète de ce que la Méditerranée n’est plus une frontière infranchissable.

Syllogisme de l’identité

 Or l’Autre n’est-il pas celui qui nous définit d’abord ?

Lorsque Jacques Lacan s’interroge en 1966 sur ce qui fait collectivité, il précise « qu’elle se définit comme un groupe formé par les relations réciproques d’un nombre défini d’individus, au contraire de la généralité, qui se définit comme une classe comprenant abstraitement un nombre indéfini d’individus »[4]. La collectivité, c’est « nous », la civilisation. La généralité, c’est l’Autre, le barbare.

É. Laurent, dans un texte éclairant [5], examine une logique du lien social telle que Lacan la déploie depuis Le temps logique jusqu’à Télévision, et qui s’éloigne de la Massenpsychologie freudienne. Son temps logique, écrit É. Laurent, « aboutit à proposer pour toute formation humaine trois temps selon lesquels s’articulent le sujet et l’Autre social :

1° Un homme sait ce qui n’est pas un homme

2° Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes

3° Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. »[6]

Cette formule lacanienne présente le syllogisme de l’identification où Samuele est pris. Dans la naïveté de son jeu, Samuele sait ce qui n’est pas un homme, ce qui sort de l’horizon et qui, à l’occasion, prend l’aspect d’un cactus. Les hommes, dans son île de Lampedusa, se reconnaissent entre eux pour être des marins. S’il veut être un homme, Samuele doit avoir le pied marin.

« Tout ensemble humain comporte en son fond une jouissance égarée, un non savoir fondamental sur la jouissance qui correspondrait à une identification », poursuit É. Laurent. Cette jouissance, insue du nous, rejaillit du côté de l’Autre qui vient nous la révéler. Notre bruit et notre odeur.

La horde sauvage

Lorsque, bien plus tard, Rosi filme le sauvetage de plusieurs embarcations venues de Lybie, il filme  une généralité massive et compacte. La caméra s’attarde sur des corps meurtris, épuisés, des regards perdus, des cadavres. Des corps innombrables dans leur dimension de jouissance. Le spectateur assiste à l’extraction un par un de ces hommes, ces femmes, ces enfants, de ces vaisseaux de la mort, dans un ballet hallucinant de complexité technique et administrative, clinique et prophylactique. Soignés et nourris, mais aussi comptés, examinés et photographiés, les rescapés se retrouvent enfin ensemble dans leur premier camp européen, réunis pour mieux se séparer au gré de leur pays d’origine, leur langue, leur histoire.

On assiste au travail de transformation de la généralité en collectivité. C’est la première étape par laquelle ces « eux » deviendront peut-être des « nous ». On peut lui trouver un caractère froid et procédurier, il n’en est pas moins inévitable et humain.

Du moins tant que la présence du Dr Bartolo lui donne ce sens. Ce médecin, attentif aux angoisses de Samuele l’est autant pour une femme enceinte sauvée du naufrage. Patiemment il examine un à un les vivants, un par un il donne aux morts une sépulture.

C’est lui qui fait le trait d’union du film de Rosi, lui donne ses traits humains. Les images de Fuocoammare, dans la banalité d’une forme documentaire, décrivent comment l’Europe assimile, dès son contact avec elle, la jouissance de l’Autre.

[1] Définition du Petit Robert.

[2] Roman de Dino Buzzati, publié en italien en 1940.

[3] Western américain de Fred Zinnemann, sorti en 1952. Traduction française : Le train sifflera trois fois.

[4] Lacan J., « Le temps logique », Écrits, Paris, Seuil, p. 212.

[5] Laurent É., « Racisme 2.0 », Lacan quotidien, n°371, http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf

[6] Ibid.

Numéro : L’Hebdo-Blog 188
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