
P. Bartolo et G. Rosi : deux désirs décidés à la porte de l’Europe
Fuocoammare [1] est sorti en 2016, grâce à une rencontre. Gianfranco Rosi est à la recherche d’un scénario pour son prochain film. Il débarque à Lampedusa et s’adresse d’emblée à Pietro Bartolo [2], qui est depuis vingt-cinq ans le médecin des habitants et celui des migrants. Celui-ci, débordé de travail, manifeste d’abord quelque impatience mais quand il comprend que Rosi est réalisateur, il est enthousiaste et lui confie une clé USB contenant le récit de son travail sur l’île. Les nombreuses interviews qu’il a données n’ont eu aucun impact, il espère qu’un film sera plus efficace. Bartolo relate cette rencontre dans son livre Les larmes de sel [3], où il témoigne de ce qu’avaient pu lui dire, au cas par cas, les migrants qu’il avait soignés. Peut-être était-ce aussi une façon de déposer sur le papier un réel trop éprouvant ? Rosi décide de faire le film. Bartolo raconte qu’il procède avec une telle discrétion, seul et muni d’une toute petite caméra, que tout le monde croit qu’il s’agit de repérages. Bartolo lui-même est tout étonné quand il apprend que le film est terminé ! Quelques mois passent, Fuocoammare est sélectionné pour l’Ours d’or à la Berlinale 2016. C’est là que Bartolo le découvre. Il écrit qu’il a « reçu un vrai coup de poing dans la figure ». C’était filmé « sans filtre, au plus près de la réalité », d’où la force incroyable des scènes. « C’était ce que je voulais, poursuit-il, un message à la fois brut, clair et sans ambiguïté, face aux mensonges et à l’hypocrisie ambiante. Un message capable de frapper les consciences et de les sortir de leur torpeur ».
Le migrant, l’étranger
En 1955, Lacan évoque les contingences que le message de Freud a rencontrées. Message qui parut « s’étouffer dans les sourds effondrements du premier conflit mondial », message propagé jusqu’au second : « Tocsin de la haine et tumulte de la discorde, souffle panique de la guerre, c’est sur leurs battements que nous parvint la voix de Freud, pendant que nous voyions passer la diaspora de ceux qui en étaient les porteurs et que la persécution ne visait pas par hasard » [4]. Un peu plus tard, il parle de la vie comme étrangeté totale que le réel de la guerre impose. Malgré une Europe en paix, la haine s’infiltre ou éclate dans les discours, voire s’acte… Les hommes cherchent, encore et toujours, ceux qui pourraient incarner le mal, ceux qui seraient la cause du malaise dans nos sociétés.
L’un des visages qui viendraient les menacer est celui du migrant. Il déchaîne la haine. Car cet Autre étranger, ce migrant porte avec lui une énigme, celle de son mode de jouir. J.-A. Miller commente que la haine que suscite l’Autre, c’« est la haine de la jouissance de l’Autre »[5]. L’Autre, on le hait parce qu’il ne jouit pas comme nous, à moins qu’il ne veuille dérober notre jouissance ! Éric Laurent a cette phrase percutante : « …ce n’est pas le choc des civilisations mais le choc des jouissances… »[6] Or l’expérience analytique nous apprend que le sujet se constitue à partir de l’objet perdu que l’Autre lui aurait ravi ! Et donc que cet Autre fait partie de son intimité. « La racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance. Il n’y en a pas d’autre. Si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre » [7]. Reconnaître l’étranger en nous, nous éviterait de le haïr. Envers et contre toutes les horreurs traversées, malgré la haine, le migrant est en quête d’une terre où vivre.
Prendre pied sur une terre nouvelle…
Une voix frappe qui, au début du film interroge inlassablement : « Quelle est votre position ? Donnez-moi votre position », alors que la femme du bateau ne peut, elle, que répéter : « Au secours ! » Cela résonne comme une question adressée à chacun de nous : quelle est notre position sur le phénomène migratoire ? Quant aux sauveteurs, ils peuvent paraître d’une grande froideur, en blanc de pied en cap, entièrement revêtus d’une combinaison de protection. L’accueil n’exclut pas la prudence. D’ailleurs, aucun migrant sur trois-cent-mille n’a été un danger sanitaire pour la population. Après avoir été examinés et avoir reçu les premiers soins, les passagers sont fouillés par des policiers. Ceux-ci ont des gestes bien rodés, non intrusifs. Lors de la descente du bateau, deux mains se tendent vers les arrivants pour les aider à descendre, une petite tape sur l’épaule en guise de réconfort. Peu de mots, en effet, faute d’une langue commune. Et pourtant ces fonctionnaires, qui accomplissent un travail éprouvant, le font avec tact et respect. Dans les remerciements, à la fin de son livre, Bartolo a ces mots : « Un grand merci aux forces de l’ordre […]. Chaque jour, par beau temps ou en pleine tempête, avec courage, dévouement et humanité, ces “anges de la mer” partent sauver des hommes, des femmes et des enfants, quand ils ne descendent pas dans les abysses pour récupérer leur corps » [8]. Cependant il n’idéalise pas, confronté chaque jour aux marques de la cruauté humaine et à la violence, même celles rares, agies par des accueillants.
Consentir à l’altérité ?
Rosi filme au plus près des visages, s’attarde sur les scènes, les paysages. Le film prend son temps. Le parti pris du réalisateur est de ne pas faire parler les villageois, les enfants, les migrants, ni même Bartolo, dont il ne retiendra que quelques propos essentiels. Il ne propose aucun commentaire. À chacun de s’interroger sur ce qui est en jeu pour lui. À un moment, Rosi filme une cuisine. Une voix à la radio informe du nombre de migrants morts en mer ce jour-là. La femme murmure : « pauvres chrétiens ! » – comme on désignait son prochain dans les campagnes. Plus profondément peut-être, l’étranger ne peut être que pareil à elle : « chrétien ». L’Autre ne peut être que le même.
Comment consentir à l’altérité ? Notre part obscure, nous avons le désir d’en savoir quelque chose en recourant à l’expérience analytique. Celle-ci nous permet de repérer notre pente à la paranoïa : comment l’Autre parle-t-il de moi ? que me veut-il ? Nous y rencontrons un sujet divisé et désirant, un corps qui échappe et dont le pulsionnel lui est inconnu. Parlêtre marqué par le traumatisme du langage, il se vit comme un Autre car « au cœur de son être, il rencontre un étranger qui lui est pourtant familier, son symptôme »[9]. Reconnaître l’étranger en nous, consentir à l’altérité se répercute sur le lien social. Le visage du migrant peut alors refléter, sans crainte, un nouveau à découvrir, une invitation à la réinvention, à plusieurs, dans le respect de la singularité de chacun.
Pietro Bartolo souhaitait que le film de Rosi réveille. Au-delà de l’affect du compassionnel, l’hospitalité relève d’une régulation sociale, d’une norme juridique [10]. Pietro Bartolo vient d’être élu député européen et siège à Strasbourg, où il pourra, également, mieux faire entendre sa voix.
[1] Rosi G., Fuocoammare, Par-delà Lampedusa, Italie, 2016.
[2] Pietro Bartolo est médecin gynécologue obstétricien, responsable du centre hospitalier de Lampedusa, coordinateur des interventions auprès des migrants.
[3] Bartolo P. et Tilotta L., Les larmes de sel, Paris, J.C. Lattès, 2017.
[4] Lacan J., « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 402.
[5] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », Mental, n° 38, 2018, p. 148.
[6] Laurent É., « Le racisme 2.0 », Lacan quotidien, n° 371, 26 janvier 2014. http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf
[7] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », op. cit., p. 149.
[8] Bartolo P. et Tillota L., Les larmes de sel, op. cit., p. 231.
[9] Laurent É., « L’étranger extime », Mental, n° 38, op. cit., p. 67.
[10] Le Blanc G. et Brugères F., La fin de l’hospitalité, Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons-nous ?, Paris, Flammarion, 2017, p. 34.
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