
Papicha, ou la révolte contre le refus du féminin
Alger, dans les années 1990, Papicha veut devenir styliste. Alors qu’elle passe un moment avec sa mère et sa sœur journaliste qui l’encourage à persévérer dans ses créations, cette-dernière est tuée par balle. Papicha, qui signifie pour la réalisatrice Mounia Meddour « une jeune fille jolie, coquetteextravertie, émancipée, (…) symbole de toutes les Papicha du monde[1]» est décidée à organiser un défilé de mode de femmes afin de présenter son art. Celui-ci consiste à imaginer, à créer et à coudre, avec l’aide précieuse de sa mère, des robes pour mettre en valeur le corps d’une femme avec un haïk, une étoffe blanche, traditionnelle, symbolique qui est portée en fonction du statut de la femme : célibataire, mariée, qui ne veut pas se montrer ou qui ne veut pas parler. À une robe, il y a la nécessité d’ajouter pour que chacune soit distinguée, l’épilation des jambes, des sourcils, les bijoux, le maquillage dont le rouge à lèvres. Le corps est alors dévoilé, le haïk est conçu de sorte que la capuche tombe pendant le défilé, tel un symbole phallique pour se vêtir de semblants agalmatiques, mettant chaque une dans une position de pas-toute, version unique et incomparable qui vient se loger à la place vide de La femme ; à contrario des islamistes extrémistes dont le voile sombre couvre le visage.
Dans un contexte politique oppressant de guerre civile où les attentats sont fréquents, c’est, entravée, empêchée, violentée par des extrémistes représentées en brigades islamistes féminines, par des hommes dont le vendeur de tissus, par son petit copain qui est prêt à lui offrir la France pour une éventuelle émancipation, par un passant qui lui crache aux pieds, elle résiste au « refus du féminin. [2]» Freud nous propose cette formule en posant ce refus sous les aspects de la privation et de la castration. Pour Lacan, ce refus s’incarne dans une logique singulière de la jouissance, la femme a affaire à une jouissance énigmatique. C’est devant ce refus de la féminité que la réalisatrice se révolte à travers Papicha incarnée par la formidable Lyna Khoudri, qui ne cède pas sur son désir. À travers son personnage, qui, jusqu’au bout de son projet de défilé, veut faire valoir comment elle voile cette béance de la féminité, et témoigne de l’éprouvé de cette jouissance Autre.
Comment rester une femme désirante dans un pays qui ne le veut pas ? M. Meddour a eu affaire à cela jusqu’en 1994, date à laquelle elle arrive en France. L’écriture de ce film vient « rendre hommage aux femmes qui résistent actuellement en Algérie. C’est un soutien pour elles aussi. » Nous proposons que l’écriture a une fonction de solution « du côté de l’être » qui « consiste […] à métaboliser le trou, […] se fabriquer un être avec le rien. »[3] Et aussi de supporter le réel auquel elle a été confrontée : « le scénario est comme un thriller avec des moments de joie, d’humeur et aussi des moments dramatiques. C’était ça l’Algérie en 1990, on allait en boite de nuit le soir et le lendemain il y avait des distributions de voiles gratuits dans le bus. On ne regardait pas les informations, on comptait le nombre de morts. [4]» Ce scénario est aussi une réponse à l’impossible à dire : « des français nous ont reprochés de ne pas avoir évité ou d’avoir cautionné le coup d’état et l’arrêt du processus électoral. Or, on a essayé d’expliquer ce que c’était d’entendre “on va voiler les femmes et les laisser à la maison avec une pension”. On a essayé de leur demander de se mettre à notre place mais ils n’arrivaient pas à se mettre à notre place.[5]» Et pour cause, chacun est seul face à sa jouissance et se confronte seul à son propre réel.
Ayant connaissance des travaux de Albert Jacquart auquel elle a consacré un documentaire, la cinéaste le cite au cours d’une scène de cours de français à l’Université : « Vivre n’est pas lutter contre les autres. » Avec l’éthique de la psychanalyse lacanienne, donc orientée par le réel, nous soutenons la singularité de chacun, nous tentons de maintenir le sujet à distance de son manque. Ceci malgré les communautés identitaires qui se glissent encore aujourd’hui, et qui ont probablement menées la censure du film en Algérie en dépit de l’accord et des financements du ministre de la culture en place. Gageons le pari d’une ouverture sur la féminité pour les prochains Oscars.
[1] Wachthausen J.-C., « “Papicha” : être une jeune femme dans l’Algérie des années 90 », Le Point, 15 octobre 2019, disponible sur internet.
[2] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 266.
[3] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 9.
[4] Meddour M., « Signes des temps : Algérie : comment raconter la décennie noire ? », 20 octobre 2019, publication en ligne (www.franceculture.fr).
[5] Ibid.
Articles associés
-
ÉDITORIAL : Vers les Grandes Assises de l’AMP : « La » femme n’existe pas12 décembre 2021 Par Omaïra Meseguer
-
Le nouveau de l’amour : une conséquence de « La » femme n’existe pas12 décembre 2021 Par Christiane Alberti
-
Centre et absence12 décembre 2021 Par Éric Laurent
-
« Heures innommées »* d’Hadewijch d’Anvers12 décembre 2021 Par Rose-Paule Vinciguerra
-
La Parque éternelle12 décembre 2021 Par Philippe de Georges