Il s’agira d’Ada et d’Alev, couple d’adolescents dans un lycée allemand. Joëlle Hallet nous propose ici une lecture de l’instant : une cassure se produit dans un couple par le déplacement subjectif de l’un des deux partenaires. L’étonnant livre de l’écrivaine Juli Zeh, « La fille sans qualités », donne un aperçu sanglant d’un éveil du printemps contemporain.
Spieltrieb[1] précise d’entrée de jeu ce dont il s’agit : du démon de la pulsion freudienne (le Trieb qui pousse) quand il se mue en jeu (Spiel) pervers.
La fille sans qualités – titre choisi pour l’édition française de ce roman contemporain – évoque L’homme sans qualités que lisent en classe les jeunes gens dont il va être question, et par conséquent, Les désarrois de l’élève Törless qui campait, au début du XXIe siècle, les souffrances morales d’un adolescent aux prises avec l’irruption de sa puberté.
Mais nous ne sommes plus au temps de Törless dans l’école privée Ernst-Bloch où se déroule l’action – école de la dernière chance pour des adolescents ayant tourné le dos dès l’enfance à « l’infantilisme »[2] des adultes.
Au début du XXIe siècle, nul désarroi moral ne divise Ada, jeune fille surdouée, parfois froidement impulsive, qui déteste son corps, ni Alev, jeune cynique à la sombre beauté, qui la séduit par son intelligence « anti-humaine »[3].
— Alev : « Ce qu’il y a de bien dans la vie, c’est qu’on n’a plus rien à perdre une fois qu’on a admis que tout cela finira tôt ou tard. Tu sors du néant, tu nais, tu bouffes, tu fais l’amour, tu fais la guerre, terminé. Tant qu’on ne prend pas ça trop au sérieux, on n’a absolument rien à craindre. […] Où est le problème ? »[4]
— Ada : « Tu ne désires rien ? Un métier ? Une femme ? »[5]
Ada pressent l’importance de la question du désir et du sens de la vie, mais elle reste en panne dans ce champ, car elle refuse de se poser des questions et de chercher des raisons aux actes : « le cerveau donn[e] des ordres et le corps les exécut[e]. Il suffi[t] de ne pas se poser de questions »[6].
Or, nul désir ne peut advenir sans division du sujet ni sans cause. Ada se fera donc l’instrument du jeu pulsionnel d’Alev. Ada n’a rien contre la morale, mais elle refuse que celle-ci puisse affecter son corps dans une société où « les valeurs sont devenues des critères et la morale une norme industrielle […] pendant qu’à quelques heures de vol des mondes entiers […] explosent »[7].
Réponse de la jeune fille aux idéaux obsolètes transmis par les adultes donc.
Quels adultes ?
Il y a les parents qui ont imprimé leur marque sur leurs enfants : Juli Zeh en dresse finement les portraits féroces.
Et, il y a les professeurs qui succèdent aux parents. Deux d’entre eux sont essentiels dans le drame qui va se nouer : Höfi et Smutek, dans les classes desquels on débat de la société et de L’homme sans qualités – deux hommes qui ont cette qualité d’aimer leur femme.
Höfi professeur d’histoire, vieux misanthrope bourru, ne mâche pas ses mots. Pas aimé, mais respecté par les élèves, il incarne pour eux une contradiction dialectique. Son suicide, après la mort de son épouse malade, signera la disparition du savoir en tant que médiateur.
Smutek, jeune émigré polonais, aux idéaux dépassés, professeur d’allemand, organise des activités sportives, la course à pied par exemple où Ada excelle. Il est conquis par Ada, mais il mettra le temps pour s’en apercevoir, car il se croit heureux avec sa femme – jusqu’à ce que celle-ci tente de se suicider et plonge dans une dépression grave laissant Smutek seul face à son désarroi.
Durant les entraînements sportifs, une conversation se noue entre Smutek et Ada qui a sauvé de la noyade la femme de Smutek. Las ! Chaque détail en est rapporté par Ada à Alev qui avance ses pions comme sur un échiquier : quand Smutek commet un faux pas provoqué par Ada, Alev est là, les photographie et envoie les photos par mail à Smutek. Dans quel but ? Aucun, sinon celui-ci : que le jeu pervers continue.
Mais… Au travers du dialogue né entre Smutek et Ada, la jeune fille « change de raison »[8]. Un désir naît en elle, d’abord sur le mode conditionnel : « Si je le pouvais, dit-elle [à Smutek], je te sauverais. »[9] Sauver, voire se sauver, voilà ce qui l’anime. Rompre avec la tristesse, « disposition […] coupable, dira-t-elle plus tard, […] en polonais, smutek signifi[ant] “tristesse” »[10]. Ada a-t-elle trouvé pour elle dans l’éveil de l’amour un chemin qui permette à la jouissance pulsionnelle de condescendre au désir ? L’auteure, Juli Zeh, indique cette voie comme possible.
[1] Zeh J., Spieltrieb, Franfurt am Main, Schöffling & Co, 2004.
[2] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579.
[3] Zeh J., La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, coll. Babel, 2007, p. 163.
[4] Ibid., p. 165.
[5] Ibid., p. 166.
[6] Ibid., p. 129.
[7] Ibid., p. 642.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20.
[9] Zeh J., La Fille sans qualités, op. cit., p. 498.
[10] Ibid., p. 640.