Sophie Agnel[1] est pianiste, musicienne reconnue dans le domaine de la musique improvisée. Depuis de nombreuses années elle détourne son instrument, vise l’inouï, dans l’incertitude qu’installe la pratique de l’improvisation. Elle s’entretient ici avec Nathalie Menier.
« Le vrai partenaire c’est ce qui vous est impossible à supporter, votre réel, ce qui vous résiste et vous occupe »[2].
Nathalie Menier – Comment dire ce couple durable que vous formez avec l’instrument ?
Sophie Agnel – Il y a toujours eu un piano dans l’appartement de mon enfance. C’était un assez vieux piano droit d’une couleur marron très foncé, très sobre, une belle ligne, d’une marque allemande peu connue. Je pourrais le reconnaître les yeux fermés à son timbre et surtout à son toucher. Je garde en mémoire la sensation d’être debout et de devoir lever les bras très haut pour pouvoir atteindre les touches, je devais alors être très petite. Maintenant, je joue sur un piano à queue, mais debout toujours, parfois sur la pointe des pieds car j’ai besoin d’atteindre les cordes, d’aller à l’intérieur de l’instrument. Au fur et à mesure de ma recherche et de la pratique de l’improvisation, j’ai commencé à poser des objets sur les cordes pour en altérer le son. Pour ce faire, il fallait l’espace ouvert d’un piano à queue. Mais le rapport physique à l’instrument n’était pas le même : il est plus dur, moins intime. Le pupitre est loin des yeux, l’instrument est grand, il n’y a pas la hauteur du meuble devant soi pour se protéger, il part vers l’infini avec ses longues cordes. Il y a eu un moment où je ne supportais plus le son du piano, je voulais sortir de là, faire les sons que j’imaginais, aller là où le piano manque.
NM. – Dans votre jeu donc, vous faîtes usage d’objets : billes, balles, caoutchouc, gobelets que vous insérez dans le piano pour produire des sons, des matières que vous choisissez au fil de l’improvisation, que diriez-vous de votre lien à ces objets ?
SA.– Les premiers objets que j’ai mis dans un piano sont des gobelets blancs en plastique. Ils sont posés sur les cordes, à l’envers. J’ajoute parfois dessus des balles « rebondissantes » pour les alourdir et qu’ils ne tombent pas quand les cordes vibrent trop fort. Dans le commerce, je n’achète pas n’importe quel gobelet en plastique, mais seulement ceux à fond creux, assez épais, qui conviennent mieux que les autres pour faire entendre ce grésillement du plastique, une matière sonore presque parfaite. Je choisis tel objet car il fait sonner le piano comme je l’entends, alors seulement je le garde. J’ai, depuis des années, le même sac dans lequel je transporte ces « outils ». C’est mon instrument. C’est agréable d’avoir un instrument à porter avec soi. Les pianistes ne jouent jamais sur leur piano, et arrivent toujours les mains dans les poches. Moi, j’arrive avec mon sac, j’ouvre le piano et j’installe mes objets. Ils ont chacun une place, pour que je puisse les trouver facilement quand j’en ai besoin en improvisant. Au fond, je me suis fabriqué un piano, et peut être que j’ai fait tout ce chemin pour arriver à être en accord avec lui.
[1] Concert France Musique http://www.dailymotion.com/video/x95486_a-l-improviste-sophie-agnel_music
et interview : http://arteradio.com/node/616271
[2] Miller J.-A., « Certains problèmes de couple », 15e épisode de la série Histoire de… psychanalyse, diffusée sur France Culture, le 17 juin 2005, http://www.causefreudienne.net/certains-problemes-de-couple/
Crédit photo ©Antoine Conjard