
« Qui pour me protéger ? »
Il n’est pas rare d’entendre dire que « le monde est devenu fou ». L’inquiétude infiltre ce Babel où chacun veut faire entendre son opinion, dire ses choix, imposer son mode de jouir. Des citoyens sollicitent parfois le juge pour faire taire le vacarme. Au psychanalyste, il est demandé de calmer l’inquiétude répercutée chez les enfants qu’il reçoit.
Des confidences de jeunes enfants ont attiré mon attention sur ce qui peut se passer dans une cour de récréation : bagarres, harcèlements pouvant virer à la maltraitance, agressions sexuelles… De petites victimes n’osant plus déranger les adultes, s’isolant parce qu’isolées par les autres, refusant d’aller à l’école… Ici, le malaise social trouve le point d’impasse d’un sujet, mettant à nu son intimité sur la place publique. L’Autre, qui dans le psychisme de ces enfants, est aussi bien l’Autre de la civilisation, n’intervient pas comme soutien [1]. « Qui pour me protéger ? » « À qui, à quoi me fier si ma meilleure amie ou mon meilleur ami n’ose plus me parler ? » « Et cet “ado” qui pense au suicide… »
Dans le cabinet du psychanalyste, entre vérité et jouissance, les symptômes d’un sujet condensent l’impasse de ces questions. Un cauchemar, une agitation, une blessure exhibée, un dessin où s’étale un rêve de superpouvoirs, sont des éléments de langage produits par un inconscient singulier pour faire signe de son intimité à un psychanalyste. Pour la psychanalyse, cela signifie qu’il y a chez l’être parlant « une nécessité logique » de dire, qui donne sa valeur à l’existence sexuée d’un sujet [2].
Si Lacan, en 1968, soulignait que ce « n’est pas parce que tout le monde parle, que tout le monde dit quelque chose » [3], c’est que comptait, pour lui, de « savoir dans quel discours on s’insère ». Si donc, dans cette période de pandémie, il se dit que le monde est fou, ça ne garantit pas que cela veuille dire quelque chose. Mais les enfants ne savent pas repérer qu’ils sont happés comme nous par l’articulation signifiante du discours commun qui nous domine et nous pousse à consommer.
En 2017, à Turin, Jacques-Alain Miller faisait remarquer que « la montée de l’individualisme moderne, liée à la promotion de la catégorie du choix » avait produit « l’individu consommateur » [4]. L’enfant n’est-il pas devenu un individu consommateur comme en témoigne cet élève qui choisissait de n’apprendre que ce qui l’intéressait ; ou cet autre qui rejetait ceux de sa famille qui ne le satisfaisait pas. Chez l’un le savoir est dévalué, chez l’autre est visé le signifiant-maître de la tradition familiale. Leur raison ? Prendre leurs distances avec ceux qu’ils disent trop « égoïstes » pour assumer la protection qu’un enfant est en droit d’attendre des adultes. Le livre de Camille Kouchner [5] sur ce point est édifiant.
Lacan ne dit pas que le monde est fou, mais bien : « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » [6]. Dans cette même conférence de Turin, J.-A. Miller observe que cet énoncé de Lacan « formule en termes cliniques » ce que nous vivons dans le monde d’aujourd’hui où « chacun, désormais fait son choix […] jusqu’au choix du sexe » [7]. Ainsi, l’individualisme peut faire croire à tous, adultes et enfants, que tout peut faire l’objet d’un choix, mais également d’un rejet.
Il y a aussi ce que Lacan a appelé « le choix forcé », comme le rappelle J.-A. Miller. Le « choix forcé » exige le « consentement » du sujet. C’est ce choix que fait un sujet lorsqu’il rencontre un analyste. Les parents des enfants de la cour de récréation peuvent faire le pas du « choix forcé » en adressant leur inquiétude à un psychanalyste. Celui-ci pourra incarner, pour leur enfant et eux, cette « nécessité » qui permet de résister [8] à cette poussée de la consommation.
[1] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 83.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 47-48.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 158.
[4] Miller J.-A., « Hérésie et orthodoxie », Mental, n°36, novembre 2017, p. 83.
[5] Kouchner C., La Familia grande, Paris, Seuil, 2021.
[6] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
[7] Miller J.-A., « Hérésie et orthodoxie », op. cit., p. 91.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 53.
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