Dans le tableau de la sexuation, Lacan distingue deux modalités de jouissance, la jouissance phallique côté homme, et la jouissance Autre, côté femme. Il précise que cette répartition ne se superpose pas à la différence anatomique des sexes. Voyons ce que nous révèlent Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, adaptées pour le théâtre par Christine Letailleur (1), sur cette répartition.
Dans cette adaptation, Merteuil mène la danse. Elle se présente comme une femme soucieuse des semblants de la féminité et de sa réputation, mais pour mieux dissimuler qu’elle vise en fait à être l’égal de l’homme en accumulant les conquêtes sexuelles et en préférant la réflexion à l’illusion amoureuse. Elle s’adonne à l’observation des mœurs de son temps, à des lectures édifiantes et à des expériences calculées, pour pouvoir claironner : « Je puis dire que je suis mon ouvrage ». Et son objectif est clairement formulé à Valmont : « Je suis née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre ».
Pourtant, elle a conscience que la question de la perte ne se joue pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes, qui n’ont pas le support de l’organe dans cette surenchère phallique : « Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins (…) Dans cette partie inégale, notre fortune, à nous femmes, est de ne pas perdre ». Mais elle persiste dans cette voie de faire l’homme. Elle cherche la solution à sa position féminine du côté masculin, du côté de l’Un phallique, en s’identifiant imaginairement à l’homme, et en phallicisant le tout de la pensée, pour ne rien savoir de la castration. Elle fait l’homme aussi, en ce sens qu’elle fait de Valmont un homme, en le faisant consister coûte que coûte du côté phallique en soutenant chez lui les semblants de la virilité.
Mais voilà : Valmont, dès la première scène, refuse, et la vengeance et la conquête d’une jeune vierge, pour languir auprès de Madame de Tourvel. Et les raisons de cette attirance ne répondent déjà plus aux codes de séduction en vigueur : « Madame de Tourvel n’a guère besoin d’apparat ou d’illusion : pour être adorable, il lui suffit d’être elle-même ». Il va plus loin : « Elle ne sait pas couvrir le vide d’une phrase par un sourire étudié et, quoiqu’elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l’amuse ». La réplique de Merteuil reste certes ironique, mais montre une certaine sidération face à l’attrait singulier de ce détail: « Les plus belles dents du monde ! Allons bon ! Vicomte ! » Valmont poursuit : « Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux ». Par ces considérations, Valmont ne lâche-t-il pas sur son unification narcissique pour s’orienter vers un au-delà de la jouissance phallique ?
Tout le reste de la pièce est alors un malentendu entretenu entre Merteuil et Valmont.
Tandis que lui continue de « mollir » auprès de Madame de Tourvel, Merteuil lui rappelle toujours plus vaillamment qu’il se doit de rester capable « d’assauts vifs et rapides ». À quoi Valmont répond : « Ce n’est pas le projet que j’ai pour Madame de Tourvel ». Devant cette impasse, Merteuil va alors jusqu’à se faire le phallus même de Valmont, l’objet qui ferait consister son désir, en lui proposant l’enjeu suivant : « Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote et que vous pourrez m’en fournir la preuve, venez, Vicomte, et je serai à vous (…) Par cet arrangement, je deviendrai une récompense au lieu d’être une simple consolation, et cette idée me ravit ».
Valmont joue bien avec elle, alors, le jeu du désir et de la séduction, sur le mode de l’être et de l’avoir. Et Merteuil se réjouit de ce que Valmont réponde à ses attentes : « Félicitation, vicomte, et pour le coup, je vous aime, je vous aime à la fureur ! » À noter que cette fureur d’aimer sonne bien ambigüe, comme une menace intrinsèque à l’enjeu phallique de la séduction, face à la déception possible. Et en effet, Valmont persévère auprès de Madame de Tourvel.
De moins en moins dupe, Merteuil aborde enfin les vraies questions : « Mais par quelle fatalité êtes-vous attaché à cette femme ? » Valmont, devant l’inédit de cette attirance, ne peut rien en dire : « Je l’ignore mais je l’éprouve fortement ». Merteuil conclue : « Seriez-vous amoureux, Vicomte ? » Là encore on retrouve le procédé de réplique en écho, qui signe ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire de l’état amoureux de Valmont : « Amoureux, moi ! »
Le coup de grâce pour Merteuil va finalement tomber. Madame de Tourvel a cédé aux avances de Valmont, mais la réaction de ce dernier n’est pas du tout celle espérée par Merteuil. Valmont s’incline devant l’ivresse qu’il éprouve, au-delà de la déflation phallique : « L’ivresse fut complète et réciproque et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel et, il faut le dire, je pensais ce que je disais ». Il poursuit : « Voyez-vous, parmi toute cette multitude de femmes auprès desquelles j’ai rempli, jusqu’à ce jour, mon rôle et mes fonctions d’amant, jamais encore je n’ai rencontré une femme comme Madame de Tourvel ». Se confirme chez Valmont une jouissance du côté du pas-tout : pas toutes les femmes, mais une femme, et auprès de laquelle les codes phalliques de son rôle d’amant n’ont plus cours.
Merteuil comprend alors son échec amoureux auprès de Valmont. De s’être crue l’objet agalmatique, elle devient l’objet déchet d’une série : « Mon cher Vicomte, j’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail, mais il ne m’a jamais convenu d’en faire partie ». Et plus loin : « Voyez-vous, j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue à ce point ».
Il n’y a pas de rapport sexuel, dit Lacan. Merteuil, d’avoir voulu l’ignorer, et Valmont, d’avoir cédé sur la suppléance de l’amour, courent à leur perte et rencontrent le réel. Dans un sursaut phallique, Valmont choisit « la guerre » avec Merteuil, au lieu de continuer à donner à Madame de Tourvel ce qu’il n’a pas. Il trouvera la mort. Pour Merteuil, défigurée par le fruit de ses conquêtes, c’est le voile des semblants qui se déchire.
(1) Les liaisons dangereuses, Choderlos De Laclos, adaptation de Christine Letailleur, Edition Les Solitaires Intempestifs, actuellement au Théâtre de la Ville à Paris.