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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 226, Événements

Parler à l’heure du fake

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 « Le réel dit la vérité, mais il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit » [*] [1]. « Une chose fausse », un fake, « n’est un mensonge que si elle est voulue comme telle, […] si elle vise […] à ce qu’un mensonge passe pour une vérité » [2] et que l’autre y croit.

Comment peut-on parler aujourd’hui au moment où science et neurosciences confondues destituent la dimension de la parole propre à l’humain en prenant les symptômes comme les dires pour des faits de réalité établis où le réel disparait ? Comment parler aujourd’hui au moment où les tenants des discours, de l’hystérique, du maître, et insidieusement de l’universitaire, glissent par identification ou idéal scientifique vers cette destitution, en prenant les mots au pied de la lettre ? On assiste à un appauvrissement de la pensée dans ce que l’on appelle les échanges. Il s’agit d’échanger, soit de troquer des signifiés qui, plus que des mots, deviennent des noms qui estampillent. L’interlocuteur se voit projeté dans un système binaire d’oppositions et renvoyé au classement. Les débats médiatiques concernant des sujets de société ont cette coloration stérilisante. À quoi pouvons-nous rapporter cette radicalité nouvelle de la parole qui fait le lit du fake ? 

Freud a inventé la psychanalyse à partir des hystériques, c’est-à-dire du Proton pseudos du symptôme, lieu de l’impossible à dire, lieu du réel. Le mensonge, déjà, n’était pas l’opposé de la vérité, mais le moyen de l’atteindre, jamais toute la vérité, une vérité traversée par le savoir inconscient.

Lacan est arrivé à la psychanalyse par le biais de la psychose. Cette prise au sérieux de la psychose, qu’il a intégrée à la fin de son enseignement dans la signification générale de l’inconscient nommée dès lors parlêtre, lui a permis de développer, de montrer et d’illustrer une autre modalité de la parole que celle de la vérité menteuse dans l’accès au réel. On peut y reconnaître le semblant et sa valeur d’habillage du vide, les enchaînements métonymiques, le discours qui ne se capitonne pas et qui indique un rapport particulier au dire dont l’objet est insaisissable. Laissant souvent en matière de criminalité l’opinion dans une attente insoutenable, toutes sortes d’interprétations viennent y répondre. On méconnait aujourd’hui que le néologisme, signifiant de l’Autre, fixe une signification insolite pour le sujet lui-même. La certitude, autre modalité de dire le réel, fait lien, mais sans dialectique. Le S1 dans ce cas étend ses conséquences de jouissance, sans rencontrer le S2 du savoir qui détermine la castration. La paranoïa dans sa « mission de vérité » [3] l’illustre. Quant au moi mégalomane, il imprime son style au dialogue – affabuler, n’exister qu’au travers du récit, n’est pas mensonge, mais déréalisation, mortification du sujet.

C’est dire que le lieu d’où l’on parle, réel coloré de ces différenciations n’est pas sans conséquence dans le rapport à la vérité. Ne pas ignorer qu’il y a un pousse-à-dire derrière ce qui se dit, et que celui-ci n’est pas de l’ordre imaginaire, où chacun pourrait se reconnaître, mais qu’il est la singularité même, devrait être au principe de la conversation, de la dispute dans son sens premier : examiner, raisonner, critiquer, mettre à plat, arriver à l’os précisément parce que la vérité ne peut être que mi-dite. Hors du savoir inconscient, conscience et intentionnalité sont aux commandes et leur foisonnement instaure un registre du discours au raz d’un pragmatisme matérialiste qui destitue les autres discours.

S’il y a nécessité de rappeler une dimension Autre que celle de la cybernétique de la parole, c’est que cette dernière chemine dans les profondeurs du goût. Que dire de la manière dont elle est véhiculée ? Que dire de la jouissance qui, allant de pair avec cet enfermement, ne peut que s’en échapper ?

De fait, sur fond du discours capitaliste dont la caractéristique est la séparation du discours du maître et du savoir, de l’objet et du sujet, des modes de communication inédits se sont développés : les réseaux sociaux. Aux dires d’un grand dirigeant des médias : « C’est une première dans l’histoire de l’humanité : un organisme comme Facebook [par exemple] qui centralise les règles de la parole pour plus de deux milliards d’individus » [4]. Il fait remarquer que des éléments aussi différents que l’information, l’influence et la conversation, se trouvent mêlés sur lesdits réseaux. Autant dire que cette masse moderne a tout à voir avec le discours du maître même sous l’apparence d’une lalangue ou chacun vient se loger, se montrer, l’incarner.

Dès lors, l’idée que les gouvernements, les corps intermédiaires, en tant qu’institutions, en soient exclus, est une évidence, et que certains gouvernants relèvent du « pouvoir grotesque », au sens de Foucault [5].

Dans cette langue des réseaux sociaux tout se trouve. Il n’y a rien d’étonnant à y voir surgir des personnalités paranoïaques ou mégalomanes, tyrans aux pieds d’argile, prophètes aux petits pieds, rassembleurs. En effet, quoi de plus fascinant, que le sujet de la certitude ? Ainsi se forment des « niches idéologiques » selon l’expression de Pascal Ory [6]. C’est ce qui en fait le point de cristallisation des haines et des ségrégations propres aux complotismes. C’est le principe ici, dans les réseaux sociaux, démultiplié de la propagande dont le journal de Goebbels donne des indications : « Elle doit se limiter à un petit nombre d’éléments et les répéter éternellement » [7]. Les niches idéologiques sont à différencier de la publicité, dont on sait par avance qu’elle est mensongère et changeante.

Le discours universitaire, ou pseudo universitaire, les écrits, les essais, les récits et les témoignages en s’offrant à la critique et de fait à la justice s’éloignent du fake comme tel, bien que ceux-ci les récupèrent. Mais peut-être manque-t-il à l’opinion, aux médias, pour les lire, l’idée que le parlêtre c’est l’inconscient comme parole, pas sans jouissance. Le discours analytique ne l’a jamais négligé, au contraire il dit toujours, bien que sans cesse renouvelée, la même chose. L’éthique des conséquences, est là sur le terrain dans le dispositif de la passe où se fait la transmission du réel dessiné à travers l’expérience concrète d’une analyse. Il s’y démontre dans l’évidement de l’évidence dont le faux se soutient [8], qu’« il n’y a pas de vérité sur le réel, puisque le réel se dessine comme excluant le sens » [9]. C’est pourquoi s’agissant de la parole à l’heure du fake, il y a urgence à ce que la psychanalyse s’avance à éclairer les autres discours, comme dit Lacan, sur ce qu’il en est de l’inconscient et son réel.

 

[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit.

[4] Patino B., « Sur Facebook, l’information est structurellement défavorisée », Le 1, n°252, 5 juin 2019, publication en ligne.

[5] Foucault M., Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 1999, cité par C. Salmon, in La Tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque, Paris, Les liens qui libèrent, 2020, p. 33.

[6] Ory P., « Préface », in Hamon R. & Trichet Y. (s/dir.), Les Fanatismes aujourd’hui. Enjeux cliniques des nouvelles radicalités, Toulouse, Érès, 2018, p. 24. Et cf. également : Ory P., « L’individualisme de masse à l’ère du populisme », entretien, Mental, n°39, juillet 2019, p. 125-148.

[7] Goebbels J., Journal. 1933-1939, Paris, Tallandier, 2007, p. 22.

[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », op. cit.

[9] Ibid., leçon du 15 mars 1977.

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