
Fake en trois dimentions
Fake : Pourquoi le titre de cette « Question d’École » est-il en langue anglaise, me suis-je demandée [*]. Question que je poserais volontiers aux organisateurs et à moi-même bien sûr, puisque depuis des années, avec obstination et donc débilité, car la débilité est la croyance au possible, j’essaye d’y faire passer l’orientation lacanienne.
S’invitent immédiatement deux éléments. Le premier, nommons-le « domination » : la langue anglaise est la modalité de discours qui domine aujourd’hui les médias dans le monde. Elle s’est imposée comme langue à vocation universelle. Il est probable que le développement de plus en plus fin des technosciences dans le domaine de la traduction produira un retournement dialectique qui viendra bientôt à bout de ce rejeton de l’universalisme.
Car les langues sont multiples. Depuis toujours, c’est Babel. Depuis toujours aussi, à ce que nous sachions, une langue tend à s’imposer aux autres comme dominante, de façon plus ou moins étendue, plus ou moins contraignante. Les langues participent du politique, de la domination, et donc de l’oppression comme de la libération.
Certaines langues cessent d’être des langues vivantes. Elles ne demeurent alors dans la culture qu’en tant que langues mortes. Que les langues relèvent du multiple et qu’elles soient mortelles, en fait des langues vivantes. Leur dynamique repose sur des échanges, des emprunts, des traductions. Un exemple parmi tant d’autres est l’apparition en français du terme « spoiler », aujourd’hui remplacé par « divulgâcher », néologisme condensant « divulguer » et « gâcher », une invention, donc. L’utilisation de fake relève de cette dynamique de l’emprunt.
Fake : prenons les choses maintenant par l’aléatoire, tel que nous l’offre l’actualité.
Dans ce cas, l’aléa a un nom : Trump. Lisa Kudrow, humoriste, invente le personnage de Jeanetta Grace Susan, attachée de presse de Trump, et dans une pastille de trois minutes, elle condense le rapport de l’ex-Président des USA avec les fake news qu’il dénonce, et donc sa position quant au vrai. Son interprétation de la parole trumpienne la dévoile plus complexe que ce qui s’appelle en général l’intox. Le mode dominant de la parole trumpienne renvoie à la catégorie du déni, n’était un point digne d’être souligné. Elle subvertit, en effet, la différence entre la vérité et le mensonge par l’affirmation successive d’évidences contradictoires. On retrouve là le mot d’évidence qui a triomphé dans de nombreux articles universitaires sous le terme « Evidence-based practices ». Curieusement, ce mode, mis en avant par le discours trumpiste, en dévoile le biais : il s’agit d’en finir avec toute possibilité que le dire puisse avoir des conséquences sur celui qui l’énonce : « Non, je n’ai jamais affirmé cela », ou « J’ai toujours affirmé cela ». Si le dire est un acte, on passe dans ce cas à une succession de passages à l’acte, empêchant toute possibilité d’établir les conditions dudit acte. Si le franchissement du Rubicon par Jules César est un acte, on peut dire que la rhétorique de Trump procède de la disparition du Rubicon dans un déni sans fin.
Vous aurez compris qu’après avoir mis en jeu le symbolique d’abord, puis l’imaginaire dans l’abord du thème choisi pour « Question d’École », j’ai choisi pour méthode de le soumettre, ainsi que Lacan le conseille, à l’épreuve des trois dimensions, ce trois dont il a pu dire en 1980 à Caracas, en parlant du trois de Freud : « Voilà : mes trois ne sont pas les siens. Mes trois sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. J’en suis venu à les situer d’une topologie, celle du nœud, dit borroméen. » [1]
Fake : Subversion par la psychanalyse.
« Dis-moi la vérité. »
« Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. »
« Cesse de mentir, tu étais encore sur ta console, ton portable ? Tu crois que je ne te vois pas. »
« Qu’est-ce que tu me caches ? »
« On nous cache quelque chose. »
« Il, elle m’a trompé(e) il, elle a abusé de ma confiance, il elle m’a fait croire que… »
« Menteur, menteuse ! »
« Tu ferais mieux de te taire. »
Et « prendre les campanules pour les fleurs de la passion » [2], comme l’écrit le poète.
La vérité est, en effet, d’abord une passion de l’être, de l’âme. Mais c’est un mur.
Quelle passion ? La passion de la domination, du contrôle, du tout savoir, et contrairement au dicton bien connu, « tout savoir et rien payer », cette passion a un prix exorbitant, celui de la servitude et de la débilité.
Il me vient une tendresse pour les complotistes qui sont les champions de la vérité, avec un V majuscule, de véritables croyants, qui sont persuadés que tout a un sens et qui, un peu canailles quand ils ne sont pas délirants, pensent que le sens leur est perpétuellement dérobé.
La psychanalyse, depuis Freud, avec Lacan célébrant, dans le Séminaire de Caracas, « l’idée géniale, l’indice d’une pensée plus délirante qu’aucune de celles dont j’ai jamais fait part », et avec Jacques-Alain Miller mettant en évidence le décrochage entre le vrai et le réel [3], a totalement subverti la question de la vérité. Ce n’est pas un hasard si on ne peut lire un texte de Lacan sans tomber sur la question de la vérité. Car c’est sur ce point que vole en éclats le souci du vrai dont l’apparition du mot fake est le nouvel avatar.
La psychanalyse a en effet opéré un renversement inouï sur la question de la vérité.
Tout d’abord en définissant son champ. Le champ de l’inconscient est celui de la parole et du langage. S’y démontre que « la parole est obscurantiste » ainsi que le dit Lacan sous le titre « Lumière ! » dans son Séminaire « Dissolution » ! Il ajoute : « C’est son bienfait le plus évident » [4]. En renversant la passion de la domination, y compris sur soi-même, et en asséchant la jouissance de la curiosité, fut-elle retournée en un « je ne veux rien savoir », sans la moindre trace de lutte contre la vérité, la psychanalyse en opère une subversion radicale.
Elle part du déploiement de la parole analysante. Elle en fait un principe, celui de l’association libre, qu’il serait préférable de qualifier de « forcée », forcé à « tout dire ». « Qu’est-ce que veut dire “tout dire” ? Ça ne peut pas avoir du sens » [5], dit Lacan. C’est l’adieu au sens et l’abandon à la dérive. Lacan fait alors remarquer qu’à l’entrée dans le dispositif analytique se produit une chose étrange. L’analysant en vient à se centrer sur sa famille, son enfance, son papa, sa maman, etc. Cette fiction anime différentes nuances du vrai. Elle devient une succession de valeurs de vérité. Pourtant, il y a des faits en psychanalyse, des faits, des effets, de dire. Un corps parlant, progressivement, s’en extrait, une anatomie verbale.
Revenons à deux textes fondamentaux de Lacan sur la vérité.
« Dans la bouche de Freud », la vérité dit « Je suis donc […] l’énigme de celle qui se dérobe aussitôt qu’apparue, hommes qui tant vous entendez à me dissimuler sous les oripeaux de vos convenances […]. Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle » [6]. Ce passage extrait de « La chose freudienne » écrit en 1956 est un texte si beau et si fort qu’il appelle une lecture mot à mot, que je ne ferai pas ici. Je soulignerai seulement son instantanéité, sa dérobade assurée : « elle ne peut que se mi-dire ». Au moment même où on croit attraper la vérité, il ne reste de son apparition que ces oripeaux que sont le sens et la croyance.
Lacan reprend ce « Moi la vérité, je parle » le 1er décembre 1965, en ajoutant : « Prêter ma voix à supporter ces mots intolérables “Moi, la vérité, je parle…” passe l’allégorie. Cela veut dire tout simplement tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage, […] que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle » [7]. De cela, il découle que la vérité organise la parole analysante et y entre en fonction de cause, matérielle.
Le troisième affranchissement est alors possible.
Le pas suivant sera en effet de transformer la vérité, devenue cause matérielle de l’inconscient, en motérialité, la matière sonore. Le virage s’opère du sujet au corps parlant, de l’inconscient déchiffrable à l’inconscient réel. Comme le dégage J.-A. Miller, si la vérité fait couple avec le sens comme déchet qu’elle-même produit, « la vérité – je précise, c’est de mon cru, j’essaye, dit J.-A. Miller – [est] menteuse sur la jouissance » [8].
Le passage du sujet au corps parlant efface la vérité : un réel traumatique vient prendre la place qu’elle occupait. À la fiction vient se substituer la fixion, fixité d’un événement de corps qui fit trauma ou « plaisir exquis », laissant sa marque. L’équivoque et le malentendu, voire le silence, sont les clefs de l’interprétation. Elle fait apparaître un réel hors sens là où c’était le délire du sens ou l’ivresse de la parole.
De cette prosopopée que j’ai citée, Lacan soulignait qu’elle produisit, dès qu’il la formula, un malentendu. C’est ce terme qui reviendra en 1980 comme titre d’une des dernières séances du Séminaire : « Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. […] [L]a psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu » [9].
De cette autre écriture de fixion, prélevons le « x ». L’inconnu qui fait indice du réel dans le corps, c’est l’inconnu du féminin. Allez écouter la chanson d’Alain Souchon « Sous les jupes des filles ». Pensez à ce tableau de Courbet acheté et recouvert par Lacan. Ce x décomplète le tout, il échappe à la prétention d’universalité à laquelle conduit immanquablement la vérité, fut-elle masquée dans le fake. Je me laisserais bien aller à la dérive de lalangue qui est le sésame de la psychanalyse, mais la bienséance l’interdit.
C’est ce rapport imprévisible, et sérieux, à la dérive de lalangue qui fait que je suis folle : folle de l’efficacité de la psychanalyse qui tient à sa docilité à se faire la dupe de lalangue.
[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.
[1] Lacan J., « Le Séminaire de Caracas », L’Almanach de la dissolution, Paris, Navarin, 1986.
[2] Chanson d’Y. Montand, et paroles de L. Ferré : « L’Étrangère », Olympia 81, 1982.
[3] Cf. Miller J.-A., « Rêve ou réel ? », Ornicar ?, n°53, novembre 2019, p. 99-112.
[4] Lacan J., Le Séminaire, « Dissolution », leçon du 15 avril 1980, « Lumière ! », Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 7.
[5] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Colombia University. Auditorium School of International Affairs. 1er décembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976 p. 44.
[6] Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 408-409.
[7] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 867-868.
[8] Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du désir, n°92, mars 2016, p. 84.
[9] Lacan J., Le Séminaire, « Dissolution », leçon du 10 juin 1980, « Le malentendu », Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 12.
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