La jouissance supplémentaire

Pas moyen de suivre Lacan sans en passer par ses signifiants, par sa lalangue. Celle-ci ne cesse pas de subvertir le discours courant en renouvelant les significations attachées à l’expérience analytique depuis sa création. Comment chaque Un entend-il ces signifiants et quels usages en a-t-il ? C'est le fil que nous vous proposons de suivre. 

Dans son séminaire Encore[1], Lacan propose des avancées sur la question de la sexualité féminine. Il prend appui sur les mystiques en tant qu’ils sont les plus à même de nous enseigner sur cette jouissance propre aux sujets en position féminine. Il définit ainsi deux positions sexuées :

- une position masculine, entièrement inscrite dans la fonction phallique, c’est-à-dire dans un rapport au signifiant Φ, énigmatique mais universel.

- une position féminine, « pas-tout »[2] inscrite dans la relation au phallus, ne permettant « aucune universalité »[3].

Supplémentaire n’est pas complémentaire

La jouissance féminine est celle d’être « pas-tout à l’endroit de la jouissance phallique »[4]. Elle ne peut être ni universelle ni incluse dans un tout (phallique), auquel cas elle serait complémentaire, « j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-nous ! On retomberait dans le tout »[5].

Cette jouissance est, pour une part, bornée par le phallus, mais en dépasse la logique : elle s’ajoute à la jouissance phallique. Supplémentaire, cela veut dire que la fonction phallique est première et qu’elle en trace son bord, sa limite. La femme ne se résout pas entièrement dans la logique de la castration et du phallus. La fonction phallique n’occupe pas toute la jouissance des femmes. Comme l’indique J.-A. Miller dans son cours du 3 mars 2011, « il y a quelque chose chez les femmes qui n’est pas pris dans la castration, c’est de ce côté-là que gît le mystère de la jouissance féminine »[6].

Une part de la jouissance féminine ne passe pas la barre du langage. Elle échappe à l’articulation signifiante, d’où l’impossible à l’énoncer. Elle est hors langage, mais pas hors loi : elle n’est pas toute dans la loi symbolique, mais ne remet pas en cause son fonctionnement[7]. Les femmes l’éprouvent, mais n’en savent rien[8], ne peuvent en parler, aucun signifiant ne peut venir pour dire ce qu’elles éprouvent.

De plus, cette jouissance féminine ne passe pas seulement par l’organe, contrairement à celle de l’être parlant en position masculine. C’est une « jouissance du corps »[9] vivant – c'est-à-dire non mortifié par le langage – sans objet, mais qui « a rapport au S(A) »[10], (c’est-à-dire au signifiant manquant chez l’Autre). Elle pointe vers l’Autre. Cette jouissance est néanmoins bornée par l’objet a, comme je l’avais montré dans un texte sur Catherine M. : « le regard prend une valeur supplémentaire par rapport à la jouissance phallique […] dans cette zone limite, Catherine M. réintègre la réalité environnante à l’aide du regard. […] la recherche de la jouissance illimitée est bornée par l’objet regard […] par une jouissance qui passe de l’exception à l’exclusion, la répétition d’un souvenir d’enfance l’amène à frôler le hors limite. Catherine M. atteint la jouissance Autre, la jouissance supplémentaire à la jouissance phallique, par cet objet regard »[11].

La folie féminine

La jouissance féminine est une jouissance qui, de ne pas être définie uniquement par la jouissance de l’organe, est infinie. Ce qui lui vaut cette part de « folie féminine ». Mais la jouissance féminine, si elle donne cet aspect folie aux femmes, ne doit pas être confondue avec la folie psychotique. La femme n’est pas-toute dans le registre phallique, mais elle y est inscrite tout de même. La jouissance féminine est à la fois dans et hors symbolique, ce qui la différencie de la jouissance psychotique, attribuée à un Autre.

Pas toute phallique mais pas sans rapport au phallus, ce qui indique que même si les femmes ont une « folie féminine », une forme d’égarement, une vraie femme « a toujours quelque chose d’un peu égaré »[12] . L’on peut ainsi dire que les femmes ne sont pas folles du tout.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975. [2] Ibid., p. 74. [3] Ibid. [4] Ibid., p. 13. [5] Ibid., p. 68. [6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 mars 2011, inédit. [7] Brousse M.-H., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Le Pont Freudien, conférence du 18 février 2000. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 69. [9] Ibid. [10] Ibid., p. 75. [11] Maugin C., « La jouissance de Catherine M. : l’au-delà de la limite phallique », La Lettre Mensuelle, n° 296, mars 2011, p. 9-10. [12] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 195.

Lire la suite

Le pouvoir rend fou

Débat Café Psychanalyse du 20/11/2014

autour d’Ubu Roi avec

Dominique Laurent et François Regnault

Y a-t-il encore matière à débattre aujourd’hui sur le texte princeps d’Alfred Jarry ? Sans conteste, oui ! Du fait que les pouvoirs politiques restent, eux, toujours d’actualité.

Du percutant « Merdre », devenu célèbre, proféré par le Père Ubu en ouverture de la pièce et qui plonge d’entrée de jeu le spectateur dans le champ des pulsions qui agitent le monde politique, au constat tout aussi célèbre du « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais ! » qui clôt le dernier acte et dont Lacan s’est saisi dans son enseignement, Ubu Roi met en scène la folie qui peut venir habiter les hommes investis des pouvoirs politiques absolus. La scène politique explorée par Jarry ne met-elle pas en valeur son équivalence avec les jeux d’enfants où tout se voudrait possible de la destruction de l’Autre et ce au moyen des pouvoirs de la pensée magique ? Il suffit d’un simple reset aujourd’hui pour magiquement annuler le carnage que proposent les jeux vidéo.

Des foires d’empoigne que nous montrent les hémicycles de nos honorables Assemblées aux comportements irréalistes de certains de nos hommes politiques, découle le constat que certains des sujets qui s’engagent dans le manège des pouvoirs politiques nous semblent être complétement déconnectés de la réalité de notre vie quotidienne. D’où pourrait se poser la question : la politique est-elle un délire ? Tout en étant une réalité incontournable.

François Regnault et Dominique Laurent se risqueront au débat avec les artistes et les spectateurs.

Nous vous invitons donc à vous rendre au Théâtre de Châtillon le jeudi 20 novembre 2014 à 20h30 pour assister à la représentation de la pièce Ubu Roi mise en scène par Jérémie Le Louët et interprétée par le Compagnie des Dramaticules, puis à participer au débat Café Psychanalyse de l’ACF-Île de France qui fera suite au spectacle.

Il est recommandé de réserver sa place (places numérotées) auprès du Théâtre de Châtillon au 01 55 48 06 60

Site du Théâtre à visiter pour tous renseignements : www.theatreachatillon.com Lien vers une interview vidéo présentant la pièce : Ubu Roi   José Rambeau est responsable des Cafés Psychanalyse de l’ACF-IdF Enregistrer

Lire la suite
Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Sur l’Île de la Réunion, la psychanalyse se pratique et s’affirme de l’orientation lacanienne. Une activité intense s’y est déployée il y a quelques jours, ponctuée par une journée sur le thème « le sujet psychotique en institution ».

L’Hebdo-Blog a posé deux questions à Stéphanie Tessier (1) et Fatiha Belghomari (2).

1) Le choix du thème a-t-il été guidé par l’implantation actuelle de la psychanalyse sur l’île de la Réunion ou au contraire vise t il son extension ?

Le choix du thème est la prolongation d’un travail amorcé en direction d’institutions depuis mai 2014. Beaucoup de participants réguliers aux activités de notre ACF travaillent en institutions et y essaiment la psychanalyse. Récemment, des directeurs d’institutions ont interpellé l’ACF La-Réunion avec cette question : comment faire valoir une clinique du sujet à l’heure où les méthodes comportementalistes leur sont imposées ? Une nouvelle activité de l’ACF est née : un atelier « Vivre, penser, écrire son institution avec la psychanalyse ? » réunira mensuellement des professionnels qui ont le désir de travailler une question, un point de butée de leur pratique, qu’ils œuvrent dans le social, le médical, le médico-social... Ces rencontres auront lieu dans une institution.

La venue de Jean-Pierre Rouillon a été l’occasion de tirer plusieurs fils à partir de la clinique, pour une pratique orientée. Ces journées ne visaient pas à proprement parler la psychanalyse en extension, mais en sont peut-être l’effet.

2) Quel élément, si il n’y en avait qu’un, fut le point marquant de cet événement? 

Le « un par un » et l'entreprise.

Les liens entre la psychanalyse et l’institution ont été déclinés de plusieurs façons : les uns à partir de l’exercice clinique des professionnels, les autres au regard de leur position de gestionnaire d’établissements, autour de la question suivante : quelle est l’articulation à opérer entre la pratique du « un par un » et la logique de l’entreprise ?

Certains participants ont témoigné de leur souci de maintenir présente la psychanalyse en institution, voire de l’y inclure, tandis que d’autres ont fait part de leur pratique du « un par un » orientée par la psychanalyse lacanienne, soit à partir du désir de chaque « un ». J-P. Rouillon a relevé un point nodal : pour la psychanalyse, le désir est un désir inconscient et, à ce titre, le désir de l’analyste est aussi en jeu dans l’entreprise. Il a alors souligné ceci : l'exercice de la psychanalyse ne coûte rien à la Sécurité Sociale et les recommandations de la HAS n’interdisent pas sa pratique dans les institutions. Alors pourquoi tant d’acharnement à la voir disparaître ? Éradiquer la psychanalyse, n'est-ce pas faire disparaître le sujet ?

place-de-l-ile-de-la-reunion Enregistrer Enregistrer

Lire la suite

Un amour impur ?

En juin, nous avons demandé aux membres du comité de pilotage et du comité scientifique des 44es Journées une contribution originale, en leur proposant de piocher dans une longue liste de mères « typifiées » pour l’occasion.

Nous faisions le pari que les responsabilités actuelles dans l’organisation des J44 faisaient de nos interlocuteurs de véritables catalyseurs du thème. L’Hebdo-Blog a souhaité recueillir cette matière sensible tamisée par le style de chacun. Que nous apprirent-ils ? Avec la mère du don, à partir du film Mildred Pierce, Hélène Bonnaud mit d’emblée la focale sur le ravage, qui se distingue ici d’un défaut d’amour. Le dit « amour maternel » réalisé jusqu’à son comble peut être pourvoyeur de dégâts. En isolant la position sacrificielle d’une mère, nous apprenons que ce qui est sacrifié ici, c’est la femme dans la mère. D’emblée, ce premier texte permit d’opacifier la figure de la mère toxique que Camilo Ramirez mit en question dans son texte paru dernièrement. Car, en chaque mère, existe une zone inquiétante qui peut rapidement confiner à une « diabolisation psychologisante de l’être mère ». Ainsi éclairée, l’inexorable « faute maternelle » glisse du côté d’une faute d’entendement : « faute d’entendre la femme derrière la mère ».

Examiner la nature de l’amour maternel à partir du lien à l’objet-enfant en confrontant ce lien avec ce qui se produit dans la passion ou dans le deuil, permet de nuancer l’imaginaire de pureté d’un primary Love, pour lui préférer l’accent du désir, impur de structure ; c’est ce que démontra Aurélie Pfauwadel. Quid de cette « impureté » du désir, enserrée dans l’ombre du péché originel, quand il est aujourd’hui possible pour les mères modernes d’être « enceintes de la science », soit d’avoir une maternité sans sexualité, à l’instar de la Vierge Marie ? C’est ce qu’interrogea pour nous Damien Guyonnet.

Au fond, cette impureté, sous de multiples formes, court dans tous les textes.

Car n’est-ce pas cette impureté encore, dans le texte de Daniel Roy, qui vient se glisser entre les gestes de la mère et le corps pulsionnel de l’enfant ? Faisant ainsi de la mère « la première séductrice » de l’enfant, comme le souligna scandaleusement Freud en son temps. Se pourrait-il que par l’émoi qu’elle suscite à son corps défendant, la mère reste nimbée d’une puissance et d’un reproche éternels, ces gestes furent-ils ceux qui ouvrirent la possibilité d’un monde au corps de l’enfant ?

Nous sommes aujourd’hui à quelques jours des 44es Journées de l’École de la Cause freudienne, et nul doute que ces questions gagneront encore en acuité, en complexité, en opacité, pour tendre vers une élucidation. Avant cet événement attendu, LHebdo-Blog vous convie à venir découvrir, lundi prochain, le texte de Christiane Alberti, Directrice des Journées, qui viendra ponctuer ces portraits, et qui sait, les interpréter ?

Lire la suite

a-corps parfaits

« a-corps parfaits », un titre en forme de Witz pour le Colloque annuel de l’ACF-Estérel Côte d’Azur du 11 octobre 2014 dont vous lirez l’introduction faite par Armelle Gaydon.

Les corps remaniés par la science, que notre époque rêve sans limites, résonnent dans le titre « a-corps parfaits », ainsi que dans le titre choisi par notre invité. Il a bravé une météo fort aléatoire pour venir nous parler des « Paradoxes de la prédiction »… : avouons qu’hier soir nul ne se risquait à prédire s’il finirait par se poser à Nice. Mais François Ansermet a parié sur son désir et non sur le calcul de probabilité. Et voilà ! Il est là.

Lacan aimait à dire qu’« il n’y a de science que fiction »[1]. Il accordait son estime à ces fictions futuristes qu’il qualifiait tantôt de « variations sur le thème du savoir absolu » tantôt d’« amusettes »[2]. Prendre le propos de Lacan au sérieux, c’est s’apercevoir qu’un thème récurrent du cinéma campe des héros aux corps glorieux, ayant réalisé la promesse de la science d’éradiquer les limites du corps[3]. En somme, la science-fiction dévoile en quoi les corps sont devenus les « victimes toutes désignées » de la science[4].

Dès 1974, Lacan prédit le retour de la religion, y compris la religion des corps. Mais la science avec ses « tripatouillages » lui paraît « autrement plus despotique, obtuse et obscurantiste » que la religion[5]. Il est temps d’ajouter aux trois professions impossibles – gouverner, éduquer et psychanalyser – « une quatrième, la science. À ceci près, dit-il, que les savants ne savent pas que leur position est insoutenable ». Il évoque une science « folle » « avançant à tâtons » et « sans juste milieu » au point qu’elle commence à effrayer les savants eux-mêmes qui soudain se demandent : « Et s'il était trop tard ?... Et si tout sautait ? »

En riant il ajoute : « Je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire lui-même. […] Je trouverais merveilleux un fléau total produit pour l'homme. Ce serait la preuve qu’il est arrivé à faire quelque chose […]. [Ce serait] le triomphe de l’homme ». Il conclut : « Mais ça n’arrivera pas » !

Lacan restait optimiste. Certes, nous les savons tenaces, ces fantasmes de « corps parfaits » ainsi que ces vertiges des sciences de la vie qui réalisent une autre prophétie de Lacan : l’avènement du corps « détaill[é] pour l’échange »[6].

Le mérite de ces films est de mettre en scène le pouvoir d’effraction et la puissance subversive qui résulte du fait que ces corps qui rêvent de perfection soient aussi des corps parlants et désirants. La science-fiction oppose souvent aux sociétés futuristes et totalitaires pilotées sur écran, une poignée de rebelles déguenillés qui n’ont pour trouer cette toute-puissance que leur courage physique, leur incompréhensible volonté de continuer à faire l’amour pour se reproduire et leur étrange énergie à continuer de vouloir lire des livres imprimés sur papier. La clinique nous l’apprend : on pourra toujours compter sur l’incroyable capacité du parlêtre à se prendre les pieds dans son fantasme, son inconscient et sa jouissance et à faire buguer, dérailler et rater ces projets de sociétés pures.

En matière de prédiction, la seule chose à peu près sûre c’est que les parlêtres continueront d’avoir affaire, dit Lacan, au réel qui toujours « prend l’avantage »[7]. Céder à l’inquiétude n’est donc pas de mise tant que le psychanalyste gardera une orientation vers le réel. Pour cela, là où « les savants [dont parle Lacan] ont leurs alambics et […] leurs montages électroniques » [8], notre « couteau-suisse » à nous – je rappelle que François Ansermet vient de Suisse ! – c’est… de rendre au parlêtre sa parole.

[1] Lacan J., interview pour le magazine Panorama (1974), republiée dans le Magazine Littéraire, n° 428, février 2004, p. 24 : « Pour moi, la seule science vraie, sérieuse, à suivre, c'est la science-fiction. » Disponible en ligne (octobre 2014). [2] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, L’identification, inédit, Leçon du 22 novembre 1961. [3] Cf. Armelle Gaydon, « Limitless », a-corps parfaits n°4, newsletter préparatoire au Colloque de l’ACF-ECA du 11 octobre 2014, en date du 29/09/2014, disponible en ligne (octobre 2014) sur le Blog de l’ACF-ECA. [4] En paraphrasant Jacques-Alain Miller qui parlait des « enfants victimes toutes désignées du savoir ». Cf. Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Navarin Editeur, 2011, p. 13-20. [5] Lacan J., interview republiée dans le Magazine Littéraire, op.cit., ainsi que les citations qui suivent. [6] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 369. [7] Lacan J., interview republiée dans le Magazine Littéraire, op.cit. [8] Ibid.

Lire la suite

L’analyste porte la parole

L’école de Lacan est celle qui parle à partir de ce qu’est l’expérience d’une psychanalyse. La présence de l’ECF dans les régions devient particulièrement effective lorsque ceux qui sont allés jusqu’au terme de cette expérience y sont invités. S’enseigner de leur témoignage est le pari que peut prendre la communauté de travail qui s’inscrit dans l’orientation lacanienne. C’est dans cette intention que l’ACF-Midi Pyrénées a invité le 4 octobre dernier Danièle Lacadée-Labro, AE en exercice, à venir rejoindre ses membres pour participer à une séance de leur Séminaire Interne et donner une conférence publique. Florence Nègre saisit ici les points vifs de sa conférence devant un auditoire en grande partie jeune et captivé qui l’a écoutée parler sous le titre « Une cure-type aujourd’hui: une femme à venir de la fille ».

La cure-type, extraite du texte[1] de Lacan, avait été, avant la conférence, à l’ordre du jour du Séminaire Interne. Selon la méthodologie lacanienne qui exige des mêmes choses un « discours différent à être prises dans un autre contexte »[2], chacun avait relu ce texte de 1953 dans la perspective de la question mise au travail cette année : qu’est-ce qu’une psychanalyse au XXIe siècle ? Puis une conversation s’est engagée où chacun s’est tenu à suivre l’invitation éthique de Jacques-Alain Miller à « rester au plus près de l’expérience pour la dire »[3], pour dire la psychanalyse qui change. Comment par exemple envisager ce propos fort de Lacan selon lequel « l’analyste porte la parole »[4] du sujet à l’ère du parlêtre, quand la parole du sujet mute en « percussion du signifiant sur le corps »[5] ?

Une femme à venir de la fille. De la fille à la femme, l’avenir est tout tracé pour la biologie. Il en va tout autrement pour la psychanalyse. Prenant appui sur son analyse, Danièle Lacadée-Labro a fait entendre au cours de sa conférence que l’on devient femme selon un trajet singulier, une par une, au gré des rencontres et tout particulièrement de ce qui vous a été dit ou ce qui ne l’a pas été. Il s’en déduit que l’expérience de la psychanalyse peut permettre d’aller jusqu’au point de rendre compte de ce trajet et du sujet féminin qui en résulte. Extrayant de son expérience de vie des signifiants marquants, isolant la tristesse « passée dans [son] corps » « comme un liquide dans le corps », l’analyste s’est employée à disséquer plusieurs rêves jusqu’à rendre compte du passage subjectif entre le début de l’analyse empreint d’« un deuil infini » et la fin, marquée d’« un plus de vie »[6]. J.-A. Miller, commentant l’ultime conception de la passe par Lacan, avait pointé qu’il s’agit d’« une procédure inventée […] pour mettre à l’épreuve de dire la fin de l’analyse. »[7] Eh bien, c’est à cela que nous avons assisté, à une mise à l’épreuve de dire son expérience de la cure. Deux conséquences en ont découlé : un effet vivifiant du côté de la salle d’où ont fusé réactions et interrogations, et une mise au travail de D. Lacadée-Labro elle-même à recevoir et examiner les questions posées par l’assistance.

De sorte que l’on peut dire avec Lacan que si « la psychanalyse ne change rien au réel, [...] elle “change tout” pour le sujet »[8].

[1] Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966. [2] Ibid, p. 339. [3] Miller J.-A., L’inconscient et le corps parlant, Conférence prononcée en clôture du IXe congrès de l’AMP le 17 avril 2014 à Paris. (L'inconscient et le corps parlant, http://wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5) [4] Lacan J., « Variantes de la cure type », op.cit., p. 350 [5] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Collection de la petite Girafe, Paris, Navarin, n° 1, 2011, p. 19. [6] Lacadée-Labro D., « Reddition de l’hystoire et réduction de la jouissance », La Cause du désir, Paris, Navarin, n° 87, p. 95. [7] Miller J.-A., « La passe du parlêtre », La Cause freudienne, Paris, Navarin, n° 74, p. 118. [8] Lacan J., « Variantes de la cure-type», op. cit., p. 350.

Lire la suite

« J’ai le droit d’être reçue au CPCT»

Lorsqu’une personne arrive au CPCT, elle rencontre d’abord le consultant. C’est à celui-ci de décider s'il y a lieu de continuer les entretiens ou non. Nicole Borie nous présente un cas pour lequel elle dit non. Et elle ajoute : « Le temps nécessaire est à prendre pour trouver la meilleure issue. » Elle nous enseigne que ne pas donner suite à une demande adressée au CPCT doit tenir compte de la modalité de parole du sujet. Elle nous transmet une façon de faire qui se construit dans les rencontres avec le consultant. Elle n’énonce pas un non, mais élabore une issue qui, vous pourrez le lire, est encore une solution singulière.

Il arrive que nous rencontrions au CPCT une personne pour qui le dispositif ne convient pas. Le temps nécessaire est à prendre pour trouver la meilleure issue.

J’ai reçu cinq fois Lina, d’origine chilienne, à raison d’un rendez-vous tous les mois, voire toutes les six semaines. Venue en France pour y devenir professeur d’espagnol, « mise au chômage » contre son gré par l’éducation nationale, Lina rumine sa rancœur. Depuis quatre ans elle ne travaille plus, et l’année de stage et de formation qui a précédé son premier poste reste une source inépuisable de reproches. L’année suivante, l’annonce d’un cancer du sein condensera son combat. La médecine lui propose une mastectomie préventive de l’autre sein. Lina n’hésite pas et « demande » cette deuxième opération. Depuis, elle n’a de cesse d’exiger que l’on reconnaisse le dommage qui lui a été fait. Elle est bénéficiaire du RSA, mais elle se déclare toujours mise au chômage par la volonté mauvaise d’un Autre.

Le conseiller de Pôle emploi l’adresse au CPCT. Lina attend qu’il lui trouve un travail à la hauteur de ses compétences. Par ailleurs, Lina n’a aucun problème. Elle vit seule, a repris la course à pied le plus vite possible après l’opération. Elle ne s’ennuie jamais, ne se plaint de rien, pas même de douleurs physiques. Elle reconnaît qu’elle ne souffre d’aucune douleur physique suite à son opération.

Le même conseiller de Pôle emploi lui propose de déposer une demande d’AAH (Allocation aux Adultes Handicapés). Lorsqu’elle arrive au CPCT, elle vient d’être déboutée de sa première demande. Lina veut obtenir la fameuse carte d’invalidité qui est, pour elle, la marque minimale de reconnaissance de ce qu’on lui a fait et lui donnerait des droits et des priorités, en particulier de ne pas attendre dans les files d’attente. Lorsque je relève l’incertitude quant à la possibilité d’obtenir l’AAH, elle me toise et, avec une extrême déférence langagière, rétorque : « Madame, dans ce cas, je ferai appel à l’avocat de mon consulat ! » Je vois son effroi de ne pas être reconnue dans ses droits.

Elle m’entretient à chacune de nos rencontres de l’avancée de son dossier. Sa deuxième demande à la MDPH (Maison départementale des Personnes Handicapées) vient de partir ; elle m’a déjà demandé de très nombreuses fois quand elle aurait, non pas la réponse, mais l’accord.

Lina a été une bonne skieuse dans son pays. Elle a sans doute choisi Lyon pour la proximité des montagnes. Il a fallu les Jeux Olympiques d’hiver pour qu’une issue soit trouvée. Ce jour-là, elle parle des Jeux Olympiques qu’elle regarde intensivement à la télévision. Je lui fais remarquer que « l’expert, c’est elle », elle est d’accord. Alors, avec douceur, je fais le parallèle avec la demande à la MDPH et l’incompétence du CPCT à l’aider dans sa démarche pour obtenir l’AAH.

Nous nous sommes quittées de façon cordiale. Rassurée d’avoir pu utiliser le CPCT, puisque c’était son droit, Lina a pu partir, non sans avoir reconnu une certaine incapacité de notre structure. Ainsi pour cette raison, le CPCT n’était pas conseillé pour Lina.

Souvent, dans les premiers entretiens, nous déboutons un « j’ai le droit » pour le remplacer par un « c’est possible ». Pour cela il faut une question, si ce n’est une demande, que le sujet accepte de prendre à sa charge. Lina n’a pas le choix, l’absence de question subjective la pousse à une modalité de parole résolument revendicative.

Lire la suite

« J’ai un problème avec mon corps » – 7° Journée du CPCT Aquitaine

Intitulée « J’ai un problème avec mon corps », la 7e Journée du CPCT Aquitaine s’est déroulée le samedi 11 octobre dernier au château du Diable à Cenon, réunissant pour l’occasion plus de 215 participants de tous horizons. En ouverture, le Dr Delpech, adjoint au maire, témoigna de la confiance et de l’attente de la ville à l’égard du CPCT.

Philippe La Sagna, en sa qualité de président, précisa l’importance, dans la cité, de ce lieu d’accueil de la parole qu’est le CPCT : « À une époque où la qualité du lien social devient souvent le seul rempart contre la crise, voire la ségrégation, le discours analytique est devenu une composante essentielle de ce lien social et du lien à venir ».

En ce sens, si le travail du CPCT se noue au discours analytique, il y a cependant bien des manières pour celui-ci de prendre corps. Et justement, un des propos de Fouzia Liget, directrice du CPCT de Nantes, était de mettre en lumière un fonctionnement différent, en ce qui concerne la temporalité du travail de cartel qui n’intervient qu’en fin de traitement[1]. Elle a pu également évoquer sa pratique, à travers l’accueil de la parole d’un sujet en faisant déconsister l’idéal du signifiant « travail » auquel il était rivé, enserré.

Pas de corps parfait, pas d’idéal non plus, n’en déplaise au superman bodybuildé imprimé sur le programme de la journée. Les intervenants du CPCT Rive Droite et de Lien Social ont tenté de penser un petit bout de ce corps imparfait au travers de vignettes cliniques : être ou avoir un corps, le corps intouchable, celui de l’autre, le corps absent, et la place du corps de l’analyste. Ainsi, si chaque présentation signait un rapport au corps unique, un certain nombre de questions transversales ont émergé : quel est l’intérêt des séances courtes ? Comment se donner la chance d’attraper la question sur un point vif ? Quel accueil faire à l’énonciation du sujet ? S’agit-il d’interpréter le sens inconscient ainsi que le proposait Freud au début de sa pratique, ou bien de limiter la jouissance du sujet ? Par quoi l’acte de l’analyste est-il orienté ? Comment permettre à chacun de trouver une formule inédite pour être au monde ? C’est à cela que les intervenants ont tenté de répondre, pour penser ce que peut être la clinique lacanienne du corps au XXIe siècle dans la pratique singulière proposée au CPCT : à savoir des traitements psychanalytiques courts, gratuits, d’une quinzaine de séances.

Le CLAP, Centre de Consultations et Lieu d’Accueil Psychanalytique Petite Enfance, « nouvelle branche de l’arbuste CPCT » a, quant à lui, proposé un cas clinique à trois voix. Corps étrange, différent, puisqu’il propose un fonctionnement tout à fait original. En effet, il accueille parents et enfants jusqu’à l’âge de six ans, pour cinq à six consultations. La particularité tient au fait que les intervenants les reçoivent au même moment, mais avec la possibilité d’avoir accès à des pièces différentes selon qu’il s’agit de travailler ensemble ou bien d’aménager un espace individuel. La question du corps de la famille est donc traitée de façon surprenante puisque chacun, au loisir de ses jeux, mouvements, errances, peut s’en dissocier pour mieux y revenir à partir de sa place de sujet. Ainsi, au gré de ses va-et-vient, et pendant que ses parents étaient reçus, un jeune garçon a pu s’apaiser et se délester d’un certain nombre d’objets qui encombraient son corps.

Le corps médical était lui aussi invité en la présence de Charles Cazanave, praticien hospitalier en maladies infectieuses et tropicales au CHU de Bordeaux ; Julie Versapuech, dermatologue à Bordeaux ; Rémy Lestien, gynécologue et psychanalyste à Nantes. Leur pratique au cours de leurs rencontres médicales a posé la question délicate de la maladie en place de symptôme chez le sujet contemporain. Maux à mots, a été abordé la difficulté de dénouer le corset du savoir médical afin d’entendre aussi celui du patient. La meilleure prescription, a-t-il été ajouté, est parfois de ne pas soigner, de ne pas soulager la douleur mais d’entendre ce qui se joue, ce qui se jouit ailleurs.

Comment penser le corps à corps paradoxal de la prise en charge psychanalytique dans un espace médical puisque : « le pur acte scientifique rate toujours » ?

Le corps enseignant, enfin, n’a pas fait pas exception en la présence de Catherine Thomas, enseignante de la classe relais, et Éric Dignac, réalisateur, intervenant au sein de cette classe, venus nous présenter un court métrage d’une drôlerie doucement percutante, « Mutation nocturne », écrit et réalisé par les élèves. Leur travail a permis d’aborder comment, au travers de l’écriture d’un corps de texte, prennent forme sur la toile des adolescents se saisissant du cadre de la vidéo pour travailler différemment la question de leur place, de leur corps. Comment accueillir, comment faire avec l’agitation et la souffrance dont ils peuvent témoigner ? Les intervenants nous ont proposé quelques éléments de réponse, du « savoir-y-faire » qu’ils ont développé au contact de ces adolescents au fur et à mesure des années. Un travail d’une finesse et d’une pertinence remarquables.

Au final, le corps était donc bien présent, y compris pour le corps psychanalytique. Puisque en ce jour, nous portions tous, épinglé au corps sous forme de badge, en clin d’œil, le thème de la journée du CPCT : « j’ai un problème avec mon corps ». Intense, foisonnante en pratiques et expériences différentes, cette journée a fait trace, pas à pas, en déployant la richesse des solutions trouvées par chaque sujet pour faire « avec », dès lors qu’une place leur est donnée en tant que corps parlant.

[1] La formation des intervenants des trois CPCT comprend un travail de cartel, sous l’égide d’un Plus-un éclairé, qui permet de dérouler et de discuter chacun des cas rencontrés. À Bordeaux, il intervient en cours de traitement, une fois par mois environ, tandis qu’à Nantes, ce travail ne s’effectue qu’une fois le traitement terminé.

Lire la suite

Être mère toxique ?

Dans le portait en forme de question qu’il a choisi, Camilo Ramirez met à jour les leviers de la « diabolisation psychologisante de l’être mère ». En nous rappelant qu’il est plus facile de diaboliser la mère que d’entendre la femme qui est derrière, ce texte touche à un idéal particulièrement sensible. 

J’ai été frappé d’innombrables fois, au cours de ma pratique clinique institutionnelle, par la façon dont certaines mères se trouvent stigmatisées par des adjectifs implacables lors des échanges au sein des équipes psy. De la mère folle à la perverse, en passant par la capricieuse et la dévoratrice, toute une gamme sémantique se déplie pour désigner cette zone inquiétante chez les mères, venant éveiller chez ceux qui les écoutent ces passions de l’âme les moins nobles que certains courants analytiques qualifient de contre-transférentielles. Parmi ces nominations, il y a en une qui trône, sans doute par sa capacité de véhiculer cet insupportable rencontré dans la pratique : la mère toxique. Naïf celui qui oserait contester l’existence des figures maternelles terribles, coriaces, inflexibles, ravageantes, sans limites. Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de soulever une question à propos de la façon dont cette zone inquiétante de la maternité reste incomprise et se trouve, à défaut d’une orientation, malmenée dans la clinique.

Une sorcière analytique

Bien que le signifiant « toxique » ne soit pas l’apanage des psys, employé à tire larigot par les intervenants les plus variés, son origine n’est sans doute pas indépendante du sort réservé aux mères dans certains recoins de l’histoire du mouvement analytique. La mère toxique est un dérivé de la vulgarisation de la dichotomie bonne/mauvaise mère. Il s’agit d’un terme qui émerge après une longue chaine de signifiants venant désigner la mère intrusive, fusionnelle, n’en faisant qu’à sa tête, pouvant dire une chose et son contraire, et tenir avec certitude des propos les plus insensés sur son enfant. C’est aussi la mère toute-puissante, la mère voulant exercer son emprise, au-delà de l’enfant, sur ses interlocuteurs et l’institution tout entière. C’est la mère à qui l’on attribue une volonté de tenir le gouvernail coûte que coûte et qui fait disjoncter tous ceux qui ont à faire à elle. Celle qui n’écoute rien ni personne, laissant ceux qu’elle trouve sur son chemin dans une intolérable impuissance.

Ce qui m’intéresse est de montrer combien se situer dans cette perspective nous conduit inéluctablement à une diabolisation psychologisante de l’être mère. La rencontre avec ces figures de la mère, faute de repères permettant de saisir qui parle et d’où ça s’énonce quand elle se prononce sur sa progéniture, provoque une angoisse qui, à défaut d’être élucidée, devient hostilité, rejet. Cela aboutit à une impasse dans laquelle les équipes s’épuisent voulant lever des digues pour résister à ce raz-de-marée qu’est une mère lorsqu’elle est assimilée à une pure incarnation du mal : celle qui résiste à la séparation, à l’avancée de la cure, aux progrès subjectifs de son enfant, inondant chacun de ses mauvais objets. Il me semble que c’est notamment dans la clinique des psychoses et du passage à l’acte que nous rencontrons cet os, soit un réel inamovible chez la mère pouvant montrer les visages les plus variés, mais suscitant toujours un impossible à supporter.

Avec ou contre

J’ai eu l’occasion de constater la pertinence des nombreux outils propres à l’orientation lacanienne permettant de faire un pas de côté par rapport à cette impasse. Certes, il y a aussi chez Lacan une redoutable galerie maternelle allant du crocodile à Médée via la mère qui refuse tout assujettissement à la loi. Il importe de bien contextualiser ces références importantes pour ne pas les mettre au service de la stigmatisation de l’être mère. Les avancées de Lacan les plus précieuses pour la pratique se situent au-delà de l’Œdipe autour du dédoublement mère/femme. Mon idée est que certains courants analytiques s’égarent en la diabolisant, faute de pouvoir entendre la femme derrière la mère qui parle. La rencontre avec l’opacité de la jouissance féminine chez une mère, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus déboussolant, éveille un point d’angoisse venant ouvrir l’imaginaire fantasmatique de l’interlocuteur et de façon plus large celui de l’institution. Ainsi, les adjectifs les plus péjoratifs venant désigner l’être de la mère nomment de façon morale et surmoïque le dark continent en lui attribuant une volonté et une mauvaise foi des plus sombres.

Par exemple, lorsqu’une mère tient des propos qui nous semblent fous, il peut s’avérer précieux de faire la part entre folie féminine et effets de la forclusion : la part entre des propos d’une mère se disant prête-à-tout, venant faire résonner l’océan de l’illimité féminin, et ceux d’une autre venant indiquer la certitude délirante avec laquelle elle parle, imperturbable, de cet objet non séparé qu’est son enfant. Prendre acte de ces distinctions n’est pas sans conséquences : cela permet de s’orienter plutôt que de juger, dénoncer, accabler l’être d’une mère. Nombreuses sont les vignettes qui permettraient d’illustrer combien il est mille fois plus riche, plus productif, de travailler avec ces dimensions propres à l’être mère plutôt que contre.

Lire la suite
La maman de Pif-Paf

La maman de Pif-Paf

Le Service d’aide à la jeunesse (saj) a programmé « bilan et suivi » pour Pif-Paf, hébergé par ordonnance judiciaire dans l’institution où je travaille : sa mère, Mme C., « doit » être associée au processus avant que son fils rentre chez elle.

Accompagnée au premier entretien par l’assistante sociale de la pouponnière, Mme C. me dit :

— Je n’ai rien demandé moi ; je suis là parce que je suis obligée ; mon fils et moi, on n’a pas besoin de tout ça.

— En ce qui me concerne, lui dis-je, je ne suis pas obligée ! Si vous le souhaitez, je vous recevrai volontiers, mais pas sous contrainte.

La demande est clarifiée. Pif-Paf, deux ans et demi, viendra donc chaque semaine dans mon bureau accompagné par ses puéricultrices.

Il ne tarde pas à y risquer sa parole, luttant pour extraire les mots de sa bouche, bégayant parfois. Il y construit son monde. Mais son seul scenario, s’il y a des personnages de jeux, se résumera longtemps à : « Et pif ! Et paf ! » Excitation pulsionnelle à son comble, les mots lui font alors défaut pour déployer ses fictions et la causalité de cette lutte.

Un an plus tard, il habite à nouveau chez sa mère qui l’amène régulièrement à ses séances : « Vous avez compris que je ne voulais pas venir au début… J’avais peur que vous vous opposiez à son retour chez moi. »

« J’ai bien vu qu’il a fait des progrès, me dit-elle un jour, mais c’est aussi grâce à moi, n’est-ce pas ? » J’acquiesce : « Oui, grâce à vous ! Grâce à lui aussi, il est demandeur. »

Quand je ne comprends pas quelque chose, je peux maintenant faire appel à elle pour éclairer le quotidien de son fils. Petit à petit, nous convenons d’un rendez-vous bimensuel pour elle en tant que « mère », elle m’y indique comment « interpréter » son fils… qui est « comme elle », me dit-elle.

Coup de théâtre ! Poussée par le centre psycho-médico-social de l’école, Mme C. veut entreprendre, n’importe où, moult bilans scolaires et rééducations : « Je suis une bonne mère, je ferai tout pour mon enfant ! » Ce parcours du combattant des bonnes mères, c’est précisément celui que j’essaie d’éviter à mes jeunes consultants – Pif-Paf n’a pas quatre ans ! J’objecte gentiment, mais cela fait casus belli. Nous décidons de faire appel à la médiation de la déléguée du saj (heureusement fine mouche).

Lors de cette entrevue, Mme C. insiste : elle veut « faire tout » pour son enfant. Je lui dis alors de choisir : soit elle me fait confiance et nous veillerons ensemble, quand Pif-Paf sera demandeur, à ce que son fils soit accompagné pour sa scolarité, mais avec des professionnels qui ont ma confiance ; soit elle fait seule à sa guise avec n’importe qui et, dans ce cas, je propose que nous en restions là : je précise toutefois que je ne les laisserai pas tomber elle et son fils – c’est un paradoxe que j’énonce ainsi face à l’urgence : en rester là, mais sans laisser tomber ! Sans confiance et choix décidé de sa part, je suis au regret, lui dis-je, de ne pas être capable de faire du bon travail. Mme  C. me répond : « Vrai ? Vous ne nous laisserez pas tomber ? Je suis si angoissée, je voudrais tant que mon fils réussisse à l’école. Si vous êtes là pour ça aussi, je reste. »

Comment comprendre après coup ce qui a été opérant ?

La cause de ma réponse tient au désir de l'analyste. Si la présence de la déléguée du saj, attentive aux semblants à incarner, fut nécessaire pour permettre de traiter la question, c’est la perte réelle (de Pif-Paf et de sa mère) mise en jeu par ma réponse qui fit acte. Pour que son angoisse – et une demande qui me soit adressée – émergent chez Mme C., il a fallu que je lui offre un choix réel en risquant cette double perte. Instant délicat, puisque Mme C. avait été séparée de son fils, par le Juge, après avoir tenté de se jeter par la fenêtre quand les services sociaux ont débarqué chez elle pour s’enquérir de la situation de l’enfant – elle me dira plus tard la honte qu’elle a vécue alors, au point de vouloir s’en extraire par défenestration.

Il s'agissait donc moins pour l’analyste de dire « je ne puis travailler ainsi » que d’accueillir la contingence pour tenter d’ouvrir, pour cette mère, la voie d'un désir orienté, qui n'erre pas tous azimuts.

Pour un sujet, s’engager dans le discours analytique, c’est un acte : cet acte est possible sous condition que l’analyste y pose son acte… d’ouverture au désir, éventuel, du sujet d’y engager et risquer sa parole. Mme C. a pu ensuite me parler d’elle : de la petite fille, nantie d’un père tyrannique, et d’elle en tant que femme qui cherche un compagnon, qui ne soit pas tyrannique comme le père de son fils : « Maintenant, je vérifie avant de m’engager, me dit-elle. »

Mme C. a en tout cas cessé de répondre à sa question de femme en tentant de combler cette question par son « être mère ». Pif-Paf s’en est par conséquent trouvé soulagé et a pu déployer ses questions et ses réponses – mère et fils s’accordant sur ce point : l’école, c’est important ; Pif-Paf s’y débrouille plutôt bien jusqu’à présent.

Lire la suite
Page 178 sur 181 1 177 178 179 181

Espace rédacteur

Identifiez-vous pour accéder à votre compte.

Réinitialiser votre mot de passe

Veuillez saisir votre email ou votre identifiant pour réinitialiser votre mot de passe