Pour entrer dans le Séminaire du Sinthome, Jacques-Alain Miller nous livre sa méthode : « Laissez-vous posséder […], laissez toute espérance, et laissez aussi l’ordre, le principe et la démonstration. […] C’est là que Pascal fait appel, contre l’ordre de l’esprit, à l’ordre du cœur, ordre insensé au regard du discours courant »[1].
L’ordre du cœur ? Contrairement à l’ordre déductif de la raison, le cœur n’admet pour Pascal ni démarche ni enchaînement : « La raison agit avec lenteur et avec tant de vues, sur tant de principes, […] qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare ». Alors que le cœur « agit en un instant, et toujours est prêt à agir »[2]. Le cœur désigne un mode de connaissance intuitif, tissé de fulgurances qui ébranlent le corps : Yad’lun. Une expérience sensible surgit, et instantanément une formule s’invente qui toujours amène dans une direction nouvelle, dans une logique de point à l’infini… l’essentiel étant de n’être jamais en repos, ouvert à ce qui advient d’aventure.
C’est que, contrairement à son contemporain Descartes, quelque chose chez Pascal « ne se laisse pas mathématiser ». « Pascal ne procède pas par la preuve, il procède par le pari, par le pari sur la question de l’existence de Dieu […]. Il faut noter que Pascal a affaire à une dimension du réel qui est comme telle indicible »[3].
J.-A. Miller souligne ainsi la proximité de l’abord du réel par Pascal avec le réel au sens du dernier Lacan : le réel sans loi, celui de la contingence, qui rompt avec le connu. « La contingence, elle n’existe qu’au niveau du lancé au hasard, premier. Là, on peut dire il y a contingence puisqu’on ne peut pas savoir d’une pièce qui est tombée sur pile, si au coup suivant elle tombera sur pile ou sur face. »[4]
Là où défaille le mathème, ce qui reste, et restera toujours à savoir, c’est le savoir nouveau, celui qui continue de pouvoir s’inventer, s’élaborer, se logiciser.
L’ordre du cœur, qui procède « par digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours »[5], a une signification très puissante chez Pascal : c’est l’amour. Un amour qui prend une signification transfinie. C’est du point de vue de l’amour que l’on peut découvrir dans ce mouvement même de digression, d’imprégnation, une progression.
Deux siècles après, le style de Pascal, direct et « embarqué », résonne dans la langue de Rimbaud. « Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, le nouvel amour ! », dit le poète cité par Lacan dans son Séminaire Encore[6].
« Lacan est amené à faire de l’invention d’un amour nouveau, à partir de la psychanalyse, l’équivalent de ce qu’est une invention scientifique, en tant qu’elle détermine le réel de façon nouvelle »[7], nous dit J.-A. Miller.
La désignation même du transfert par Lacan comme « nouvelle forme de l’amour » ne dit-elle pas cet enjeu de réel qui préside à l’expérience analytique ? C’est qu’à la différence de ce qui se fait dans les autres formes de l’amour, il y a, dans le transfert, une réponse « susceptible de désinscrire le réel de ne pouvoir que mentir au partenaire », du fait que le partenaire dans le transfert « répond de la place même de l’objet a »[8].
Et si « l’inconscient, ça ne peut avoir de sens que celui du réel, du réel de Pascal, du réel que l’on joue à pile ou face »[9], le pari d’une analyse n’est-il pas de pouvoir obtenir à sa fin une relation nouvelle entre amour et savoir, détachée de l’ordre du père, détachée de l’erreur qu’il y a un savoir déjà là ?
Valentine Dechambre
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[1] Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause du désir, n°61, novembre 2005, p. 138.
[2] Pascal B., Pensées, B 252, Paris, Édition Brunschvicg, 1897, p. 60.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Des réponses du réel », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 23 novembre 1983, inédit.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 13 février 2008, inédit.
[5] Pascal B., Pensées, B 283, cité par J.-A. Miller, in « Pièces détachées », op. cit., p. 138.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 20.
[7] Miller J.-A., « Vers un signifiant nouveau », Revue de l’École de la Cause freudienne, n°20, février 1992, p. 50.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Des réponses du réel », op. cit., leçon du 30 novembre 1983.
[9] Ibid., leçon du 23 novembre 1983.