Dans son dernier enseignement, Lacan aborde l’amour en tant que faisant suppléance au non-rapport sexuel.
Cela implique la prise en considération d’un réel dans l’amour, qui le décale de l’amour narcissique tel que Freud l’avait introduit, et de l’amour inscrit dans le registre symbolique, abordé comme un échange phallique, ainsi que le situe la formule de Lacan : « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »[1].
Dans le Séminaire « Les non-dupes errent », Lacan commente le rapport entre la vérité et le savoir : la vérité en tant qu’elle ne peut être que mi-dite, car elle implique aussi le faux et donc ne peut être dite toute ; et le savoir, le savoir inconscient, comme ce à quoi la vérité s’ouvre de ce fait. Lacan introduit une coupure dans l’amour entre la vérité et le savoir : « l’amour c’est la vérité, mais seulement en tant que c’est à partir d’elle, à partir d’une coupure, que commence un autre savoir que le savoir propositionnel, à savoir le Savoir inconscient »[2].
Mettre l’accent sur cette coupure permettra à Lacan de formuler que la vérité non seulement ne peut être dite du sujet lui-même, mais qu’elle ne peut être que supposée au partenaire sexuel. C’est ce qui le conduira à avancer une définition inouïe de l’amour dans son enseignement, qui mérite attention : « L’amour c’est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas. C’est ce qui en fait le caractère fatal. C’est la division irrémédiable, à quoi on ne peut pas remédier, ce qui implique que le “médier” serait déjà possible. Et justement c’est non seulement irrémédiable, mais sans aucune médiation. C’est la connexité entre deux savoirs en tant qu’ils sont irrémédiablement distincts. Quand ça se produit, ça fait quelque chose de… de tout à fait privilégié. Quand ça se recouvre – les deux savoirs inconscients – ça fait un sale méli-mélo »[3]. Lacan définit ici l’amour comme deux énonciations distinctes : c’est ce qui en fait le caractère fatal, car cette distinction est « la division irrémédiable », irréductible, où chacun est renvoyé non pas à sa jouissance – comme le fantasme fondamental le fait dans la rencontre sexuelle –, mais à sa propre énonciation. Jouant avec cet « irrémédiable », Lacan introduit le fait qu’on ne peut pas y remédier, car cela impliquerait que le « médier » soit possible : or, c’est sans aucune médiation. Exit donc la médiation phallique, car c’est le phallus qui assure cette médiation. Il utilise un terme de topologie, « la connexité » : « connexité entre deux savoirs, en tant qu’ils sont irrémédiablement distincts »[4].
Pour donner des indices de cette notion, le terme de connexité en topologie formalise la notion intuitive d’espace en un seul morceau[5], ou d’un « ensemble d’un seul tenant ». « La place des espaces connexes est fondamentale en analyse car, une propriété topologique (ou analytique) vérifiée localement par un objet sur des espaces de ce type le sera pour l’espace tout entier. Les espaces connexes permettent de transformer une propriété locale en une propriété globale »[6]. Un objet est ainsi dit « connexe s’il est fait d’un seul morceau. Dans le cas contraire, chacun des morceaux est une composante connexe de l’objet étudié. »[7]
A est un espace connexe tandis que B ne l’est pas[8].
Ces ensembles ouverts, qui sont les savoirs inconscients de chacun des partenaires, trouvent une connexité et non pas une intersection, précisément du fait d’être ouverts. S’ils constituent « un ensemble d’un seul tenant »[9], c’est parce que ce savoir partage certains signifiants en commun : c’est ce qui permet la connexité. Sans cela, ils sont comme les îles d’un archipel, illustrées par les ensembles « B » du schéma.
On pourrait lire ici que la connexité entre deux savoirs, figure d’un seul morceau, ensemble d’un seul tenant, réaliserait quelque chose d’un absolu, d’une unité retrouvée finalement dans l’amour. Il n’en est rien, car ces deux savoirs sont « irrémédiablement distincts », sauf qu’ils partagent certains signifiants qui les rendent connexes. Lacan l’indique, lorsqu’il différencie la connexité du recouvrement de ces deux savoirs, recouvrement présent dans la volonté de l’amour de vouloir faire de deux, Un, ce qui produit alors le « sale méli-mélo »[10]. Lorsqu’il y a connexité entre deux savoirs, cela produit quelque chose de tout à fait privilégié, où la division irrémédiable est reconnue en tant que telle au sein de l’amour, sans chercher davantage le recouvrement. Il s’agit alors d’un amour averti du non-rapport sexuel, quelque chose que l’analyse contribue certainement à produire. Que le savoir permette d’établir la connexité en fait le vecteur permettant à la rencontre amoureuse de devenir un jalon de la formulation ultérieure selon laquelle l’amour, c’est « L’insu que sait [de] l’Unbewusst »[11], en décalant l’amour du savoir inconscient.
Fabian Fajnwaks
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars 1965, inédit.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 15 janvier 1974, inédit.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Cf. « Connexité », publication en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Connexité_(mathématiques)
[6] « Espaces topologiques connexes », publication en ligne : http://les.mathematiques.free.fr/pdf/connexe.pdf.
[7] « Connexité », op. cit.
[8] Cf. ibid.
[9] « Espaces topologiques connexes », op. cit.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », op. cit., leçon du 15 janvier 1974, inédit.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, inédit.