À propos du dernier film de Leos Carax, Annette, prix du meilleur scénario au festival de Cannes 2021.
L. Carax nous demande d’ouvrir nos rideaux sur cette expérience sensorielle qu’est son film, et dans lequel il livre sa version du complexe familial.
C’est une histoire d’amour entre deux stars, Henry Mc Henry qui fait du stand up, un comique acide et virulent, et Ann la cantatrice, qui enchante le monde avec sa voix envoûtante. Henry est parfois infâme, provocateur : faire rire, pour lui, c’est faire monter sa haine sur la scène. Il est toujours au bord de l’abîme, c’est une âme sombre. Est-il devenu comique pour séduire les femmes ? En tout cas, sa vie de coureur est terminée, il n’a qu’une seule envie, se tirer avec sa moto. « Je suis rentré dans son petit palais et me voilà fiancé. » Pour Henry se joue un ravalement de la vie amoureuse. Amour et jouissance ne sont pas du même côté. Pour Ann, la jouissance est tressée dans l’amour et la parole. « Qu’est-ce que ça peut bien être que cette âme qu’elles [les femmes] âment dans leur partenaire […] ? »[1] Henry, jadis serial coureur voulait autre chose. Maintenant, il veut des applaudissements qui flattent son ego. L’amour que son public donne à Ann l’enrage. « Nous nous aimons tellement » : cette formule est martelée, mais l’amour rend Henry littéralement malade. Il répète qu’elle meurt tous les soirs sur la scène. Mais cette scène n’est-elle pas aussi celle de son fantasme de la femme morte ? La venue au monde d’un bébé est annoncée dans la presse. Henry rêve d’une femme en sang, à l’opéra et aussi à l’hôpital.
Le bébé est spécial, une sorte de poupée qui s’appelle Annette. En tout cas, il s’agit plus d’une incarnation de l’objet a que de sa majesté the Baby[2]. Henry pense que maintenant qu’il a sa soprano et Annette, il ne peut plus faire rire sur scène. L’amour le rend malade, il n’a plus de désir. Il décide de faire disparaître Ann sur scène. Le couple va-t-il tenir ? Henry entraîne sa famille sur un bateau. Un violent orage éclate. Ann se rend compte qu’il veut la tuer : « Pense à Annette, Henry, et pense à ma voix », le supplie-t-elle. Mais rien ne l’arrête, il jette Ann à la mer, et il échoue avec sa fille sur une île. Il lui dit que sa mère n’est plus et qu’il sera là pour elle. Mais la voix d’Ann revient alors dans le corps d’Annette. « Je te hanterai », dit la voix à Henry.
Une enquête est menée, mais Henry n’est pas arrêté. La voix de nouveau revient dans un jouet d’Annette. Henry fait entendre au pianiste d’Ann l’étrangeté de la chose, le retour de la voix. Il se rend compte que le pianiste était amoureux d’Ann et que le bébé est peut-être de lui, non le sien. Henry propose au pianiste d’exploiter la voix du bébé dans le monde, de faire d’Annette une attraction en quelque sorte. La nuit, la voix d’Ann vient le hanter, il n’y a pas de pardon possible. Annette chante avec la voix de sa mère ; dans le monde entier, elle est aimée, acclamée. Henry finit par tuer aussi le pianiste, qu’il voit comme son rival. Annette pleure et ne chante plus. Elle révèle en public : « Papa, il tue les gens ». Henry se retrouve enfin en prison. Ann, morte, lui dit, à travers Annette, qu’elle sera tous les jours auprès de lui. Annette vient voir son père, elle devient une petite fille humaine. « Tu ne peux plus tuer ici. J’étais comme un jouet entre vous », lui dit Annette, avant d’ajouter : « Maintenant, tu n’as plus rien à aimer ! »
Daniel Pasqualin
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 79.
[2] Cf. Freud S., « Pour introduire le narcissisme », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1997, p. 96.