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L’ombilic de la foi

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L’Équipe mobile de psychanalyse appliquée se déplace à Madagascar, au Centre de l’Association Fanatenane, où sont accueillis des enfants abandonnés par deux ethnies en raison d’un tabou interdisant d’élever des jumeaux : ils porteraient malheur à la famille et à la communauté [1]. L’attribution du pouvoir d’attirer le mauvais sort fonde – selon Max Weber – un système éthique [2] que le tabou garantit. Le contrôle de l’observance du tabou en question repose sur une assemblée de rois coutumiers dont le pouvoir sur la communauté dépend, en grande partie, de cette fonction. Les nouveaux nés amenés au Centre sont sous la tutelle d’un juge. Un travail social vise à les intégrer à leur groupe familial ; en l’acceptant, la famille encourt le risque de l’exclusion de la communauté. Le Centre a cependant réussi à faire en sorte que certains parents rendent visite aux jumeaux et acceptent de les recevoir pendant de courtes périodes.

L’Équipe Mobile de Psychanalyse Appliquée (sept praticiennes intervenant par trois ou quatre à chaque fois) fut créée à la demande de l’Association. Au cahier des charges : former le personnel à l’accueil et au soin des enfants et au travail d’accompagnement des familles. Notre Équipe fut confrontée, d’emblée, à la difficulté d’une pratique où nos références théoriques n’étaient pas immédiatement utilisables. Les obstacles étaient tangibles, en particulier avec les parents : ils ne connaissaient ni leur âge ni celui de leurs enfants ; pratiquant la polygamie, leur filiation était parfois incertaine. Ils venaient à l’entretien en catimini, après des heures de marche, terrifiés à l’idée que la communauté les découvre sur la terre des jumeaux. Leur confiance était confondante : ils venaient nous parler sur la simple invitation du Centre. De notre façon de les accueillir dépendait l’éloignement du spectre qu’ils craignent plus que tout : qu’on les oblige à reprendre leurs jumeaux. Sans recours à aucune forme sociale de sécurité, nous avions à faire à une vulnérabilité sans appel, car assumée comme une forme du destin. Alors, déchariter ? Certes, car la charité supplée à l’amour dont on n’est pas capable, mais l’éthique n’est pas un credo à réciter en chœur : pas d’accord de complaisance donc, ni avec les collègues, ni avec l’Association, ni avec soi-même. Et puis, étions-nous vraiment athées ? Deux jours après notre arrivée, notre pédopsychiatre nous demandait « Crois-tu qu’ils peuvent être névrosés ? ». Des questions face auxquelles il ne restait que notre désir et le cahier des charges. Le traitement du tabou en tant que tel n’y rentrait pas, mais il fut impossible de ne pas le considérer.

Nous avons noté que, bien qu’en contradiction avec la pratique du christianisme ou de l’islam, la croyance dans le tabou coexistait avec la foi religieuse : si celle-ci lie le sujet à une instance supérieure, la croyance le rattache aux autres, dans le lien social. C’est le passage d’un Autre – dont on fait l’expérience de la castration en même temps que l’on s’en sépare – aux autres. La cicatrice de la séparation d’avec l’Autre, sorte d’ombilic de la foi, indexe le point où la croyance articule la forme singulière de faire avec la faille dans le savoir. Or si le tabou est plus fort que la religion et la loi – qui pénalise son application – il traduit la supposition d’une zone de non protection du sujet, d’un danger psychique pressenti [3] comme le propose Freud. Quel serait alors ce danger ?

Nous avons choisi de traiter la question par le lien entre le tabou et le mythe, tel qu’ils s’articulaient dans la parole qui nous fut confiée. Si le mythe est ce qui, donnant « forme épique à ce qui s’opère de la structure » [4], est « un énoncé de l’impossible » [5], il dégage une vérité structurelle ineffable. Ainsi, en interrogeant les familles, la première constatation fut qu’aucun parent ne connaissait l’origine ni du tabou ni du mythe qui le fonde. Comment donc cerner le moment logique où le tabou prend effet ?

Trois versions du mythe furent recueillies :

  1. a) Le père battu à la guerre entre deux tribus. Lorsque l’une battait en retraite, la femme du roi s’est aperçue qu’elle avait oublié ses enfants jumeaux. Le roi retourna les chercher. Les pleurs des jumeaux alertèrent l’ennemi qui triompha sur le père et sur son peuple.
  2. b) La mère morte. Un roi avait épousé trois femmes qui mirent au monde des jumeaux et, tour à tour, moururent. Le roi interdit, pour toute sa descendance, d’élever des jumeaux.
  3. c) La rivalité fraternelle sur fond de misère matérielle. Des jumeaux vinrent au monde dans une famille de dix enfants. Dans l’impossibilité de les nourrir, les aînés cédèrent leur nourriture aux nouveaux nés et, les uns après les autres, tous en furent morts [6].

Chaque famille donnait sa version, aboutissant à l’obligation de l’abandon. Le père battu et la mère et les frères morts apparaissaient comme l’étant depuis toujours, à l’instar du père de la horde, mort depuis toujours, de Totem et tabou. Dans ce contexte, la naissance des jumeaux indexait un point mythique où se serait produit une perte immémoriale de jouissance.

Cela tramait un canevas symbolique pour saisir la logique sacrificielle à l’œuvre, mais la substitution propre à cette logique n’était pas accomplie : bien que le travail du Centre fasse de l’abandon une forme symbolique de la mort, les jumeaux accueillis sont morts, en principe, pour leur communauté de naissance.

Ainsi, le Centre opère une première substitution salvatrice : là où il y aurait dû y avoir deux enfants à sacrifier, il y a deux enfants abandonnés. Substitution nécessaire mais pas suffisante, car elle n’épargne pas aux enfants d’incarner un surmoi féroce aussi bien pour ceux qui les ont abandonnés que pour ceux qui s’en occupent : les premiers craignent leur retour dans leur milieu familial ; les seconds déplorent un accompagnement sur mesure, différent de celui offert aux enfants dans le milieu ordinaire.

L’injonction surmoïque, indissociable du système éthique assuré par le tabou, oblige les rois à maintenir la tradition. En même temps, les familles subissent la double contrainte d’une culpabilité sans issue : l’obligation d’abandonner leurs jumeaux et celle de les reprendre. Considérer l’abandon en ignorant ces formes du malaise dans la civilisation revenait à occulter la perte nécessaire au sacrifice : pas de deuil pour les enfants que l’on a perdus. En effet, ces hommes et ces femmes ne savent pas qu’ils ont perdu les enfants qu’ils avaient mis au monde… Privés de deuil, le totem sent le cadavre ; l’enfant incarne la figure atroce du mort vivant.

Nous avons donc travaillé à partir de l’hypothèse du deuil comme refoulé ou forclos – suivant les situations. Identifier ce trou laissé dans l’historisation de l’abandon produisit des effets remarquables : lors d’un entretien avec une mère, elle arguait la misère pour justifier son refus de reprendre la seule survivante de ses jumelles – abandonnées à la naissance – âgée d’une dizaine d’années. Notre intervention indexa ce point de perte, qui avait été, jusqu’à ce moment-là, ignoré. Elle resta de longues minutes dans un profond silence dont elle est sortie en demandant, stupéfaite : « J’ai donc donné de l’amour à ma fille ? »

Des scènes semblables firent dire à l’une de nos collègues : « On a l’impression qu’un monde nouveau s’ouvre en eux ». La significantisation de la perte comme condition de l’avènement d’une réalité nouvelle, s’ébauchait ici sous la forme d’une question éthique. Cette femme fit l’expérience d’une mise en question d’un monde clos jusqu’à ce moment-là par la croyance. Elle eut un aperçu d’un espace supposé autre, d’un lieu d’« exclusion interne » [7] désormais repérable. Cette exclusion interne – évocatrice de la kénose paulinienne [8] – résulte de ce qui se produit dans la double castration de l’Autre et celle, consécutive, du sujet. Double faille séparant le savoir et la vérité – possibilité de l’athéisme selon Lacan : s’il pose que « les dieux sont du champ du réel », et que « la véritable forme de l’athéisme n’est pas que Dieu est mort – […] mais qu’il est inconscient » [9], nous pouvons dégager la dimension divine comme ce qui se glisse dans la faille où savoir et vérité sont dans un rapport d’exclusion réciproque. Lieu de la vacuole qui deviendra l’extime [10] : « cet interdit au centre, qui constitue […] ce qui nous est le plus prochain, tout en nous étant extérieur ».

C’est un point hétérogène au savoir que la croyance indexe comme lieu d’une réponse du sujet à l’aperçu de la castration de l’Autre. Ainsi, l’athéisme en psychanalyse ne consiste ni à nier la religion ni à se prononcer sur l’existence de Dieu. Lacan sort de ces deux impasses en articulant la religion comme vraie et Dieu comme son énoncé : [la religion] « dit qu’il ek-siste, qu’il est l’ek-sistence par excellence, c’est à dire qu’en somme il est le refoulement en personne, il est même la personne supposée au refoulement. Et c’est en ça qu’elle est vraie » [11].

Pas de doute systématique donc mais une mise en question séparant savoir et vérité. Ainsi, la question « Crois-tu qu’ils peuvent être névrosés ? », fait résonner cet « athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, […] celui qui résulterait de la mise en question du sujet supposé savoir » [12]. Il ne s’agit donc pas de l’athéisme du praticien mais des conditions de possibilité d’émergence d’un sujet supposé savoir – responsabilité de l’analyste – dans la digne précarité d’une vérité dont la structure est de fiction. Un monde nouveau […] s’ouvre en eux, prouve l’utilité de la psychanalyse lorsqu’elle invite à parler de ce à quoi l’on croit : elle contribue à ce que la Déclaration universelle des droits de l’Homme appelle la plus haute aspiration de celui-ci : l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère.

[1] Résumé d’une intervention à la journée « L’athéisme aujourd’hui : conditions et possibilités », organisée à Lyon par l’ACF Rhône-Alpes, le 15 décembre 2018.

[2] Weber M., Sociologie de la religion, Paris, Flammarion, 2013, pp. 139-140.

[3] Freud S., « Le tabou de la virginité », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1992, p. 71.

[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 145.

[6] Version recueillie du film Les jumeaux maudits de Philippe Rostan.

[7] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 861.

[8] Causse J.-D., Lacan et le christianisme, Paris, CampagnePremière, 2018, pp.16-18 : « […] il n’y a pas d’incarnation, donc de corps, sans kénose, sans “évidemment” de soi, […] sans perte de ce qui ferait totalité ».

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 58.

[10] Ibid., p. 224.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, inédit.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 281.

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