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« L’athéisme aujourd’hui, conditions et possibilités »

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Comment une création culturelle contemporaine aborde-t-elle la question de la croyance, de la foi, de l’institution religieuse ? [1] Je vais vous parler du film L’apparition, du réalisateur Xavier Giannoli, sorti en février de cette année. Le scénario se développe autour d’une apparition mariale.

Il est donc question d’une fiction, mais j’ai été frappé par le souci, ou l’art du réalisateur, de préciser, de contextualiser dialogues et scenario jusqu’à rendre lisible des logiques et des options subjectives, sans clore son récit sur une signification dernière.

J’ai choisi d’orienter ma lecture de cette œuvre avec la citation de Jacques Lacan : « La véritable formule de l’athéisme n’est pas que Dieu est mort – la véritable formule de l’athéisme, c’est que Dieu est inconscient » [2]. Cette formulation, comme souvent chez Jacques Lacan, est riche de la multiplicité de ses résonances. J’en retiens ici l’idée que la question divine est liée à l’articulation signifiante, soit à des paroles émises ou entendues, et prend donc appui sur des dires. Dieu est comme l’amour, il existe dans la mesure où il est parlé.

Je vous propose un résumé succinct du film, très réducteur au regard de sa puissance poétique, de la montée en tension de la recherche de vérité qu’il nous fait partager, et de sa dimension tragique. Un journaliste, interprété par Vincent Lindon, se voit proposer par le Vatican de participer à une commission d’enquête canonique. Ce dispositif, effectivement utilisé par l’institution catholique, mixte des religieux et des laïques, pour instruire la recevabilité de phénomènes d’apparition ou de miracle. Il s’agit ici d’une jeune femme qui prétend que la vierge lui est apparue, dans une petite ville du sud de la France. Une étoffe ensanglantée a été trouvée simultanément. Le journaliste rentre d’un reportage sur zone de guerre, en Syrie, ou son ami et collègue photographe vient de trouver la mort, lors d’une explosion. L’afflux massif de pèlerins sur les lieux de l’apparition inquiète les autorités ecclésiastiques, au point que le Vatican décide de requérir cette commission. Deux prêtres accompagnent la jeune voyante, prénommée Anna. Celui qui le premier a reçu son témoignage, le père Borodine, qui depuis a pris des distances avec sa hiérarchie religieuse, et le prêtre Anton Meyer, très occupé à diffuser des images de l’apparition et de la voyante avec les medias modernes, ainsi que des objets commémoratifs, fabriqués pour l’occasion. La mise en examen scientifique de l’étoffe ensanglantée bouleverse la jeune voyante, qui va alors progressivement cesser de s’alimenter. Cette privation va entrainer son effondrement, à plusieurs reprises, puis sa disparition. Affaiblie, elle part seule à pied au cœur de la nuit vers le lieu de l’apparition ; elle sera retrouvée inanimée, ramenée en urgence à l’hôpital elle décèdera peu de temps après son arrivée. La fin de l’enquête révèlera qu’Anna n’a pas vu d’apparition, mais qu’elle a fait sien le récit de son unique ami Meriem. Cette dernière, bouleversée par sa vision, avait brusquement quitté le foyer.

Ce film met en scène des thèmes qui vont se croiser tout au long de son développement. Dès les premiers instants, il montre une explosion, l’image d’une explosion, puisqu’il s’agit d’une vidéo. Nous avons donc affaire à la question du trauma, du hors-sens, encadré par une image. Puis un homme contemple, et nettoie un appareil photo ensanglanté, reste exposé le linge taché de sang. Peu après, à l’occasion d’un hommage au photographe tué par l’explosion, nous voyons la photo d’une énigmatique icône, dont les yeux ont été troués, évidés. Cette icône va intervenir à plusieurs moments du film.

Je vais centrer mon propos sur le trajet d’Anna, puis du journaliste, nommé Jacques Mayano, avant de revenir sur la question de l’œil et du regard, qui traverse l’ensemble du film.

Anna et l’appel de l’absolu

Anna est une jeune femme, née de parents inconnus, placée en famille d’accueil puis en foyer, qui est décrite comme un être solitaire, « distante avec tout le monde ». À sa majorité, elle demande de rentrer dans un couvent comme novice. Elle a été touchée par la parole du prêtre qui intervient dans le foyer, au point de ressentir un appel. Appel qui ne va pas sans angoisse même si elle trouve une ressource apaisante dans l’infini de la nature.

Cet appel d’un ailleurs va rapidement s’affirmer sans limites, sans bornes. Elle se sent différente des autres filles, veut rester vierge et rencontrer l’amour de Dieu, dans la béatitude. Elle poursuivra ce désir de rencontre jusqu’au sacrifice, qu’elle annonce en ces termes : « me voilà enfin remplie d’amour et de désir, je t’offre mon corps et mon âme seigneur, mon amour se transforme en brasier, et comme une flamme s’élèvera dans le ciel à la fin de mes jours ; alors je connaitrais l’amour, enfin. » Cette dimension d’un corps sans limite se retrouve dans sa manière de s’exposer au toucher des pèlerins, d’étreindre le corps de ceux auxquels elle s’adresse, ou de toucher le mur d’une chapelle, comme si elle cherchait à éprouver les bords d’un corps qui ne lui appartient déjà plus. À la fin du film, quand elle est accueillie à l’hôpital, elle cherche à débrancher la perfusion que les secouristes ont posée.

Anna entretenait une amitié privilégiée avec une camarade du foyer, Meriem. Une éducatrice dira qu’elles étaient « comme deux sœurs qui auraient perdu leurs parents ». Meriem, très croyante, voulait aider tout le monde, et transmettre le pardon ; elle visite en prison l’assassin de sa propre mère. Le départ soudain de Meriem affecte Anna qui se referme, s’isole puis se confie au prêtre Borodine en prenant à son compte l’apparition.

Jacques Mayano et la vérité pas-toute

Au début du film, on le voit raccompagner le corps de son collègue et ami photographe, qui voulait « rapporter de preuves, des images de l’injustice et de la folie du monde ». Il se sent coupable d’avoir laissé son ami s’exposer. Devant le trou de la mort, il est bouleversé, se referme, ne parle plus à sa femme, colle des cartons sur ses fenêtres. Lui-même a été touché par le souffle de l’explosion et souffre de l’oreille ; il passe un audiogramme, à la fin duquel on lui conseille de « parler à quelqu’un ». Ça ne l’intéresse pas, ce qui le préoccupe c’est de reprendre son travail.

La sollicitation de l’Église va le raviver, il va s’investir dans cette fonction d’enquêteur avec passion. C’est un homme de terrain qui veut des preuves, des faits, du concret, la vérité, pas des mensonges. Les investigations se poursuivent auprès des familles d’accueil, des anciens éducateurs et camarades d’Anna. Sa recherche lui apprend qu’un cri a été entendu le jour de l’apparition, un cri d’effroi « qu’on n’est pas près d’oublier ». Ce surgissement de l’angoisse semble avoir décidé de deux destins : Meriem part, quitte le foyer, s’engage dans un travail humanitaire et dans une vie auprès d’un homme dont elle aura un enfant. Elle choisit plutôt la voie du vivant, quand Anna prend sur elle cette angoisse qui la conduira à la mort.

Anna Feron et Jacques Mayano sont deux êtres plutôt solitaires, taciturnes, et qui ont tous deux récemment perdu l’appui d’une amitié.

Ils vont se rencontrer, se parler, le journaliste va être touché par le désir d’Anna, désir d’au-delà, qui lui fait entrevoir un autre monde où la vérité et l’énigme peuvent cohabiter. La question de la vérité se desserre, pour laisser entrevoir un réel, le réel d’un choix ; à la fin du premier interrogatoire de la commission, la jeune femme vient dire au journaliste : « je suis pas une menteuse », ce propos qui lui revient également au cours de l’enquête : « Anna n’est pas une menteuse ». Effectivement, elle ne ment pas sur le choix de sa jouissance. (« Le martyr est une récompense, j’espère que je mérite de souffrir autant »).

Le décès d’Anna va rendre possible un moment d’échange entre Jacques Mayano et le prêtre Borodine au cours duquel le prêtre avoue l’appui qu’il avait trouvé chez la jeune voyante. De son côté, le journaliste admet l’incertitude, comme à la fin du film, la rencontre de Meriem, pourtant éclairante, le laisse dans le doute. Bien qu’il donne des coordonnées quasi cliniques au phénomène apparitionaire, Xavier Giannoli laisse le spectateur libre de croire à son origine divine.

L’œil et le regard

La question de l’œil et du regard insiste tout au long du film. Tout d’abord sous la forme omniprésente des prolongements mécaniques de l’œil, appareil photo, camera etc. Anna subit un examen ophtalmologique de fond d’œil, un IRM ; la vérification mécanique de l’œil recherche une objectivation de l’image, de la vision.

Le film montre également le caractère hypnotique de l’image qui capture le regard. C’est le regard d’Anna, plein de sa vision, ou la fascination du prêtre Anton Meyer pour le regard d’Anna, lui qui diffuse les images qui satisfont les yeux des pèlerins. La notion même d’apparition fixe un point de certitude, une image saturée d’où le sujet ne s’écarte pas. Nous avons affaire au versant totalisant de l’image qui confond la vision et le regard, le point d’où elle est perçue. Quand Jacques Mayano est en liaison Skype avec son épouse, il ne la regarde pas et n’a d’yeux que pour les photos de son enquête. Dans l’angoisse, il va néanmoins faire appel à elle quand il retrouve l’icône au cours de son enquête ; elle lui suggère qu’il peut s’agir d’un hasard, remettant un peu d’espace devant la certitude de l’objet.

Il me semble que le film à la fois nourrit et interroge cette saturation de l’image. Tout d’abord, à l’aide de l’entêtante et énigmatique icône aux yeux évidés. À la fin du film, le journaliste prend le risque de ramener l’icône à son lieu d’origine, un monastère syrien. Cette icône présente la particularité d’être entamée, incomplète. Elle n’offre pas la splendeur de la présence, ni n’est l’objet d’un interdit, elle supporte une amputation. Ce qu’on ne peut voir, est-ce l’image de Dieu ou le trou de l’inconscient ? Le linge ensanglanté vient marquer un cout, un prix à payer, devant le trop-plein de l’image.  Si la place du sujet du regard disparait dans l’image, il peut aussi disparaitre de la vie même.

Dans une interview, Xavier Giannoli indique que pour lui « le doute ne devrait pas être une limite, mais une ouverture ». Une ouverture sur quel espace ? Je vous propose de nous rapprocher de deux de ses autres œuvres cinématographiques, Marguerite et À l’origine. Dans ces films, dont les scénarios sont tous deux tirés de faits réels, on voit que la vérité ne s’oppose pas tant au mensonge qu’au choix du sujet, au choix de sa jouissance. Jouissance d’Anna de rencontrer l’amour de Dieu dans la mort, de Marguerite d’être une cantatrice, bien qu’elle chante faux, ou de l’escroc qui voulait construire une autoroute. Cet auteur touche dans ses films à la tyrannie de l’objet, qui n’oppose pas mensonge et vérité, mais relève du réel.

[1] Texte issu de la journée « L’athéisme aujourd’hui : conditions et possibilités », organisée à Lyon par l’ACF Rhône-Alpes, le 15 décembre 2018.

[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 58.

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