
L’impudeur d’un rêve
Les rêves « sont le tissu de l’imaginaire en tant que c’est d’être pris dans le nœud – ce réel ».
Jacques Lacan [1]
« Je vois un divan face à moi, une couverture, à plat, le recouvre aux dimensions de son assise. Par cette fente horizontale que forme le bord de l’étoffe d’avec le rebord du divan sort une énorme couleuvre qui glisse et découvre une partie de son corps ondulant. Elle n’est pas tout entière à découvert, son point d’insertion est hors champ. » Elle n’a rien d’effrayant ni de honteux. Elle est toute bête, indexée sur la bêtise du signifiant.
Ce rêve peu loquace, qui dénote plus qu’il ne connote les méandres de la vérité menteuse, est sans intentionnalité. Il met un point d’arrêt comique à la jouissance du chiffrage. Il est littéral, décroché de toute interprétation.
Plus de sens joui ! C’est l’anti-rêve d’une rêvélation de vérité, mais le constat d’un écart entre savoir et jouissance… et de la fente jaillit le corps du signifiant.
Cette couleuvre, cette chose animale, cet être qui était sous couverture, condense ce que le parlêtre a tenté d’avaler et de faire avaler à l’analyste ; elle déserte, désêtre, le divan. Là, la satisfaction, dans le regard amusé du rêveur, est liée à l’arrêt de la racontouze comme disait Queneau, repris par Perec [2] ! au grotesque du rêve.
Dans la modalité de ce rêve, on peut dire, à l’instar d’Aristote, qu’à l’impudeur du semblant dévoilé comme tel répond « la pudeur [qui] est dans les yeux » [3] du regardeur acquiesçant au comique, comme à un witz ! L’envers d’un « je n’y suis pour personne », et l’effacement de la honte de vivre qui était sous couverture…
Ainsi, toutes couleuvres avalées et honte bue, pas sans restes, le destin du parlêtre a chance de se tourner vers l’inédit de la contingence d’une existence.
Mais, pour cela, il a été nécessaire que l’« avoir honte » soit d’abord passé, dans l’analyse, au « faire honte » de l’analyste, qui produit une dissociation.
En effet, la position du « ‘‘faire honte’’ de l’analyste, dit Éric Laurent, ne consiste pas à [la] fixer, mais à dissocier le sujet d’avec le signifiant-maître, et, par-là, de faire apercevoir la jouissance que le sujet tire du signifiant-maître » [4].
Quid de l’ombilic de cette couleuvre qui se « barre » ? « L’ombilic du rêve […] qui est aussi l’ombilic de tout acte manqué, le refoulement primordial, en définitive, Lacan a essayé de le nommer de beaucoup de noms jusqu’à en venir à Il n’y a pas de rapport sexuel comme sa désignation la plus proxime : le problème sexuel n’a pas de solution signifiante » [5], nous dit Jacques-Alain Miller.
Ainsi, durant l’analyse, des frappes ténues du faire honte, modes interprétatifs de l’analyste à l’occasion, par les witz et autres mots qui blessent, viennent toucher à ces signifiants-maîtres du sujet, pour les desceller, les moquer et peut-être même les couvrir de la honte de n’être que ces semblants par lesquels la jouissance du sujet s’est entretenue.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.
[2] Queneau R., cité par G. Perec, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2017, p. 667.
[3] Proverbe cité par Aristote, in « Chapitre VI », La Rhétorique, livre II, 1882, p. 207, disponible sur internet.
[4] Laurent É., « La honte et la haine de soi », Élucidation, n°3, juin 2002, p. 27.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 26 novembre 2008, inédit.
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