Il n’y a pas de « désir de savoir », de Wissentriebe. Pourtant, à la fin d’une analyse, surgit un désir inédit. Sous le nom de désir de l’analyste, ce désir de savoir inédit affronte « la cause de son horreur, de sa propre, à lui, détachée de celle de tous, horreur de savoir » [1]. C’est un moment de bascule où la vérité comme plainte laisse sa place au savoir qui vient occuper la place de la vérité.
Vérité et transfert négatif
La vérité n’a pas cessé d’être déplacée par l’enseignement de Lacan. Prendre en compte la plainte dans sa dimension de vérité, comme Freud l’a inauguré, permet de soutenir une pratique des effets de vérité, susceptible d’y produire des levées de voile. Cette pratique procède de la parole et fait fond sur la parole vraie. Mais elle est liée à l’amour de transfert, qui lui, n’est pas amour de la vérité mais supposition de savoir.
Lacan a mis en valeur la tension entre vérité et savoir de différentes façons. Il a toujours davantage mis en lumière que l’issue du processus est du côté du savoir et non de la vérité. Il a découragé ses élèves de suivre les chantres de la vérité. Si elle est source de quelque chose, nous dit-il, c’est plutôt d’un transfert négatif, ce qu’il va appeler une horreur. « Moi, la vérité, je parle… », prosopopée de la vérité, forgée par Lacan et publiée en 1956, dans la conférence intitulée « la Chose freudienne ». Dix ans après dans « La science et la vérité », Lacan ajoute un commentaire : « Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur. » [2]
Pour faire sentir cette horreur, Lacan passe par un apologue de Baltasar Gracián. À la fin du Séminaire XVII, Lacan s’approche de la « chose innommable » (et non plus de la chose freudienne), en commentant une des références majeures de B. Gracián qui, dans son Criticon, imagine la ville idéale de la vérité, dans la splendeur de son évidence : « Les maisons étaient en cristal, aux portes et fenêtres ouvertes à deux battants ; il n’y avait pas de traîtresses jalousies, ni de couverture de camouflage. Même le ciel y était très clair et très serein, sans brumes d’embuscade […] Mais sa joie ne dura pas longtemps : se dirigeant vers la grand-place où se trouvait le palais transparent de la Vérité triomphante, ils entendirent, avant de l’atteindre, des cris immenses comme sortis de la gorge de quelque géant : – Gare au monstre ! Gare à l’ogre ! Sauvez-vous, tous, ça y est, la Vérité a accouché, un fils hideux, odieux, abominable ! Il arrive, il vient, il vole ! À cette épouvantable clameur, chacun prit la fuite. » [3]
Au chapitre suivant, le héros apprend que le monde n’est pas transparent, qu’il est tout chiffré, et que l’évidence du cristal n’est que mensonge. « Alors, toutes les vérités sont chiffrées ? – Je te répète que oui, de la première à la dernière. » [4] La conséquence de cette nécessité du déchiffrage, face à la vérité, est que son premier rejeton est la haine d’être ainsi contraint. Le héros entend que le monstre qu’ils ont fui est « la Haine, la fille aînée de la Vérité ».
Éric Laurent
Suite de la chronique dans l’Hebdo-Blog 275.
____________________
[1] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.
[2] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 866.
[3] Gracián B., Le Criticon, Paris, Seuil, 2008, p. 360-361.
[4] Ibid., p. 363.