« quand un poète s’immerge à ce point dans la vie, dans la vie réelle de son époque, ce serait lui faire injure que de le juger suivant des critères purement stylistiques. »
Michel Houellebecq, Interventions 2.
Protagoniste du dernier roman de Houellebecq, Anéantir, Paul Raison : son patronyme est son Moi, son prénom, son hubris. À son image, l’œuvre du romancier spécule sur la tension entre raison et passion, dans l’espoir de finir par « ne plus écrire » [1]. Mais poète, il n’ignore pas la réson [2] qui les lie secrètement et donne voix à son cher Saint Paul [3], l’« insolent », le « nerveux », dont « les phrases cinglent » [4].
À chacune des sorties de ses livres, Houellebecq a honte et craint qu’on ne veuille plus jamais lui adresser la parole parce qu’il essaie de dire le réel et de mettre en ordre son chaos intérieur, image du chaos du monde ; et c’est son écriture qui le révèle à lui-même : « on n’écrit jamais pour dire quelque chose de très précis. Quand on se met à écrire, c’est toujours pour chercher des choses qu’on ne connaît pas » [5].
Raison – haut fonctionnaire troublé par le déchaînement de la pulsion de mort, perclus de doute, divisé – est visité par des rêves. Au chevet d’un père paralysé à la suite d’un AVC, sous son regard vitreux d’oracle [6], il tente vainement de déchiffrer les énigmes d’une série d’attentats et celles de son inconscient qui se réveille.
On connaît plutôt l’ironie du romancier à l’égard de la psychanalyse : « impitoyable école d’égoïsme » qui « s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût » [7]. Mais on se souvient que Jacques-Alain Miller disait qu’à la fin d’une analyse « la voie de retour vers l’Autre, expérience faite de sa faille, c’est autrement plus calé. » [8] Les rêves de ce roman sont abondants ; Houellebecq a commencé, avant la poésie, en rédigeant les siens. Dans chacun de ses romans, la critique sociale ironique se dissipe, se perd dans des équivoques ou tourne court en fiction décevante, comme ici. « Il y a un côté revanche contre la parole dans l’écriture » [9] : il écrit là où d’autres s’analysent pour dissiper les équivoques du langage. Écrire, « c’est comme faire une expérience où tu nourrirais des parasites, des créatures dans ton cerveau » [10], mais la fiction voile la poésie qui fait taire le vacarme : « Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce » [11].
Précairement juché sur sa plateforme – omniprésente dans les rêves de son personnage [12] –, « plat de forme » quant à son style – oral aussi bien – l’artiste nous parle de nous ; car « le style c’est l’homme […] à qui l’on s’adresse ? »[13].
Pierre Sidon
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[1] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, France Culture, 1996, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=FJZlEWOFG-I&t=2700s : « Le but final est de ne plus écrire, en un sens, d’avoir la sensation que les choses qu’on avait à dire sont dites. La critique au sens large – les lettres de lecteur, un article –, lorsqu’elle donne la sensation que le livre a été bien compris, on est content, c’est un souci de moins. Par exemple, dans les divers adjectifs qui ont été prodigués à ce roman, celui de misogyne m’exaspère particulièrement. Rien que pour ça, il faut que j’écrive un autre livre, parce que ce n’est pas ça du tout… C’est un processus où ce que disent les autres compte… Idéalement, si je suis parfaitement clair, ça devrait pouvoir s’arrêter. » [47.15].
[2] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 93 ; également Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322, note 2. Voir sur ce sujet : Attié J., « Raison et Réson », Ornicar ? digital, n°140, 15 septembre 2000, publication en ligne (www.wapol.org/ornicar/).
[3] Il le sent respirer auprès de lui lorsqu’il le lit.
[4] Houellebecq M., La religión en las novelas de Houellebecq, Interview par Agathe Novak-Lechevalier, 21 avril 2017, disponible sur https://youtu.be/i1DFEW09dvU, [26.27].
[5] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, op. cit., [18.14].
[6] Cf. Houellebecq M., Anéantir, Paris, Flammarion, 2022, p. 169.
[7] Houellebecq M., Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai Lu, 1997, p. 103.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 janvier 1986, inédit.
[9] Houellebecq M., L’âge des possibles, Interview par Sylvain Bourmeau, op. cit., [46.05].
[10] Houellebecq M., Les Inrockuptibles, Interview, https://www.lesinrocks.com/livres/michel-houellebecq-le-romancier-ideal-na-pas-besoin-que-tout-se-rattache-a-lui-moi-jen-ai-un-peu-besoin-430601-16-12-2021/
[11] Houellebecq M., « Séjour Club-2 », La poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997, p. 93.
[12] À rapprocher de la thématique chrétienne de la chute ou du Here Comes Everybody de Joyce.
[13] Lacan J., « Ouverture », Écrits, op. cit., p. 9.