« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire ». C’est sur cette phrase que s’ouvre le second roman de Laure Gouraige, Les Idées noires [1]. La narratrice, jeune femme plus ou moins en panne dans la vie, voit son monde vaciller à la suite d’un message vocal sur son répondeur : une journaliste l’invite à « témoigner du racisme anti-noir dont elle est victime ». Fille d’un père noir et d’une mère blanche, se croyant jusque-là métisse, en un instant elle se découvre noire.
De cette narratrice nous ne saurons jamais le prénom. Pas plus que ceux de son entourage, chacun se voyant, non pas nommé mais épinglé d’un trait : un métier ou un lieu d’origine par exemple. Tout en ménageant une place à la complexité et en laissant le lecteur se faire son opinion, cet ouvrage met en lumière certaines des impasses de l’idéologie Woke. Revenons ici, par exemple, sur la façon dont sont traités la rivalité victimaire et le sans-limite identitaire.
Le paradoxe victimaire se dévoile lorsque, non sans hésitations, la narratrice finit par répondre à la demande de la journaliste. Suite à un malentendu comme seul le langage peut en faire surgir, elle se retrouve donc à témoigner, non de son être noire mais de son être gauchère. L’ironie spécialement féroce de l’auteur démontre de façon imparable le caractère exportable à l’envi du discours victimaire. Ce qui se dit d’une souffrance peut se dire, au mot près, d’une autre. On saisit là le ressort de certaines concurrences des mémoires.
Quant aux passions identitaires, quelque chose de très précieux s’éclaire au moment où la narratrice, lors d’un voyage aux États-Unis, se trouve à devoir remplir un questionnaire d’identité. Si nom, prénom, date de naissance ne lui font aucune difficulté, l’affaire se corse lorsque surgit l’item « race ». Six cases peuvent être cochées, y compris une case « autre ». L’énigme qu’est pour elle-même cette jeune femme trouve à se loger en ce point précis. Les cinq cases préremplies nomment ce qu’elle n’est pas. La case « autre », quant à elle, ne dit rien de ce qu’elle serait. D’une façon limpide, l’auteur nous rend sensible comment la question identitaire confronte chacun à un ce n’est jamais tout à fait ça.
Cependant, ce roman touche juste aussi parce qu’il note que les embrouilles identitaires, qui surgissent pour chacun, peuvent inclure une limite. Ménageons le suspens pour le futur lecteur, mais disons simplement cela : le questionnement infini dans lequel la narratrice est entraînée trouve un point d’arrêt. Cela passe par une décision prise dans une certaine urgence, et par une expérience qu’elle va mener à son propre tempo, à rebours de ce qui paraîtrait idéal, approprié ou raisonnable. L’auteur prend au sérieux le fait que le questionnement identitaire débouche sur un impossible, car il n’y a jamais coïncidence entre ce que je dis et ce que je suis. De nombreux discours nient cet irréconciliable, et proposent de traiter l’identitaire par le totalitaire. Le roman de Laure Gouraige dissone heureusement : il rappelle que face à un malaise qui pourrait sembler collectif, c’est à chacun d’inventer comment trouver une autre voie que celle, mortifère et déchaînée, de ses Idées noires.
Laurent Dumoulin
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[1] Gouraige L., Les Idées noires, Paris, POL, 2022.