L’instant de voir a une affinité avec le signifiant du transfert. En amont du temps pour comprendre c’est le signifiant auquel le sujet s’accroche quand le réel le réveille subitement. Énigmatique et isolé, S1 exempt de S2, ce signifiant affole le sujet et le pousse à se présenter à l’analyste afin que ce dernier s’occupe de lui, lui procure une interprétation et ainsi l’introduise dans le temps pour comprendre d’une analyse.
Le dernier mouvement des Forums a été enclenché par Jacques-Alain Miller à partir d’un instant de voir qui a surgi dans la parole d’une analysante. Le surgissement de cet instant de voir n’a pas conduit à une analyse, mais à un traitement inédit dans l’histoire de la psychanalyse du malaise de la civilisation. Le rythme des événements était tel que les trois étapes du temps logique, l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure, se sont chevauchés. Un signifiant du transfert, Scalp, a été adressé non pas à un analyste, mais à toute la communauté des analystes lacaniens du Champ freudien et au-delà.
Il a été suivi d’une forte élaboration de textes publiés par de nombreux collègues dans Lacan Quotidien, Pipol News, le blog « L’instant de voir », le Journal extime de Jacques-Alain Miller et le « 18h » de Christiane Alberti, présidente de l’École de la cause freudienne, qui a ponctué cette campagne tous les jours.
Ce foisonnement de S2 venait animer le temps pour comprendre. Le moment de conclure est apparu aussitôt, sous la forme d’un acte, celui de l’organisation en temps record des vingt-trois Forum Scalp en France et en Belgique.
Dans une analyse, une fois que la machine à deux signifiant S1 et S2 est en marche, le plus souvent le sujet est apaisé par un premier effet thérapeutique rapide. Mais rien n’assure que ce temps pour comprendre aboutira à un moment conclure sous la forme d’une fin de cure. Car si l’acte conclusif dépend d’une forme de hâte, Lacan, distinguant la hâte en tant qu’elle est « complice d’un leurre »1 de la vraie hâte, nous signale que pas-toute hâte conduit à une conclusion effective qui serait de l’ordre d’une révolution, c’est-à-dire à une modification réelle de la structure.
C’est ce qu’a souligné Jacques-Alain Miller dans l’interview qu’il a donnée à Radio Lacan le 17 avril, à savoir que rien n’assure que les élections présidentielles ne s’achèvent pas par le pire. Conclure hâtivement que Marine Le Pen ne passera pas était une forme de complicité avec un leurre qui conduit au pire. Cette fausse conclusion serait le résultat d’un manque de lecture de la nouvelle conjoncture dans laquelle nous étions et dans laquelle nous sommes toujours plongés, à savoir que le réel ne se présente plus actuellement sous la forme de l’impossible, mais sous la forme d’une contingence. « Jusqu’à très peu de temps, disait Jacques-Alain Miller dans cette interview, la venue du FN au pouvoir était du registre de l’impossible, de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Un instant de voir nous a permis de constater que ça peut cesser de ne pas s’écrire, que le mur de l’impossible s’est écroulé, c’est à dire que nous sommes entrés dans le domaine d’une contingence possible. C’est un pas énorme qui a été franchi. On ne sait pas qui va être élu.
Dans « Télévision2 », Lacan met au registre de la contingence l’amour en tant qu’il dépend de la rencontre. Vous arrivez cinq minutes avant ou cinq minutes après, cela va décider de la rencontre avec la fille qui sera le désir de votre vie. Dans le régime de l’élection à la présidentielle la contingence est un transfert fou. Il n’y a pas là derrière un sujet supposé savoir. Les convictions face à la contingence conduisent « tout droit au mur »3.
Ainsi, si l’instant de voir est concomitant du surgissement d’un signifiant du transfert en tant qu’un appel à un S2, la conclusion dépendra du choix de ce S2 comme ce qui viendrait orienter le temps pour comprendre. La contingence amplifie la dimension de « quelconque » auquel le signifiant du transfert est adressé. Car si n’importe quel signifiant peut venir à cette place, un S2 n’est pas un autre. Churchill n’est pas Hitler. A l’ère de la contingence, c’est un moment délicat, car rien ne vient aiguiller ce choix. C’est là que la psychanalyse peut servir d’éclaireur aux politiques comme l’a suggéré Jacques-Miller lors d’un des récents Forum. Car les psychanalystes sont confrontés dans la clinique aux effets de l’ère de la contingence depuis au moins deux décennies, ayant souvent une fonction d’éclaireur pour le sujet dans ce laps de temps pour comprendre qui sépare l’instant de voir traumatique du moment de conclure par symptôme qui convient.
Lors du Colloque Uforca 2017 qui aura lieu le samedi 20 mai à la Maison de la Mutualité sous le titre « Signifiants du transfert »4, nous nous pencherons de façon détaillée sur six cas, en nous intéressant aux signifiants du transferts qu’ils adressent à l’analyste. Ce colloque est donc en concordance de ce moment charnière d’une nouvelle forme d’implication de la psychanalyse dans la politique. Ceci, d’autant plus qu’il sera animé par Jacques-Alain Miller qui a témoigné récemment, en parole et un acte, de sa propre rencontre avec un instant de voir.
1 LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil/ Le champ freudien, 2001, p. 433.
2 LACAN J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil/ Le champ freudien, 2001, p. 539.
3 http://www.radiolacan.com/fr/topic/968/3 (ces propos improvisés de Jacques-Alain Miller ont été adaptés à un texte écrit)
4 Les inscriptions à ce colloque sont clôturées, la salle ayant une capacité limitée à 813 personnes et le nombre d’inscrits ayant atteint cette limite.