Nous souhaitons aborder ici une dimension essentielle en jeu dans la difficile question des enfants transgenres, à savoir celle du corps [1]. Ce sera l’occasion de revenir sur certains travaux et réflexions initiés dans notre champ depuis plus d’une année.
À la base, il y a l’émergence d’une demande, nouvelle par son ampleur et par le public concerné, portant sur le changement de sexe chez des enfants et des adolescents qui disent ne pas se sentir en adéquation avec leur sexe anatomique. Mais de quel corps s’agit-il ? Et comment saisir la logique de cette discordance, de ce décalage ?
Partons d’un extrait de la circulaire ministérielle adressée par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en septembre 2021 à l’attention des établissements scolaires afin de faciliter l’intégration des enfants transgenres : « Les institutions de santé, notamment l’Organisation mondiale de la santé (OMS), reconnaissent que la non-congruence entre le genre de naissance et le genre vécu ne constitue ni un trouble psychiatrique ni une pathologie. L’identité de genre est en effet propre à chaque individu et à son ressenti intime. » [2]
Passons sur la dépathologisation du phénomène, ici soulignée [3] et intéressons-nous à deux expressions, celle d’« identité de genre » et celle de « ressenti intime ». Nous les opposerons à des concepts, une opposition d’où se déduira une approche radicalement différente du corps.
Identité de genre versus identification sexuelle
« Identification sexuelle » est utilisé par Lacan dans le Séminaire Encore [4]. Il y a un sexe biologique, c’est indéniable, mais il y a aussi un « sexe psychique » qui résulte de « l’implication subjective du sexe » [5], d’où le terme de sexuation apporté par Lacan dans son séminaire sur « Les non-dupes errent ». Par ailleurs, le choix inconscient du sujet quant à son inscription côté homme ou côté femme se couple d’une logique de choix d’objet duquel se déduit un mode de jouir, dont rend compte également le tableau que l’on trouve à la page 73 du Séminaire Encore. Ces deux dimensions sont à prendre en compte simultanément.
Ressenti versus événement de corps
Le ressenti est vécu par un sujet présenté comme maître de lui-même et de son corps. Quelle conception du corps proposons-nous ? Pour répondre à cette question, nous prenons appui sur trois concepts : celui d’« incorporation », développé par Lacan dans « Radiophonie » [6] et qui rend compte entre autres de l’action du symbolique ; puis celui de « corporisation » [7], proposé par Jacques-Alain Miller et qui rend compte de l’entrée du signifiant dans le corps, venant l’affecter ; enfin, celui d’« événement de corps » [8] comme marque traumatique sur le corps, événement « après lequel, note J.-A. Miller, la jouissance naturelle entre guillemets, qu’on peut imaginer comme la jouissance naturelle du corps vivant, s’est trouvée troublée et déviée » [9], événement comme marque de jouissance auto-érotique et certainement opaque et indicible.
Vers l’écharde dans la chair
Notre « auto » se distingue, bien sûr, de celui qui s’énonce à travers les notions d’« auto-perception de son identité de genre », d’« auto-détermination du genre » [10] évoquées par les pro-trans. Nous réaffirmons en effet l’impact de l’Autre sur le sujet, côté langage, parole et désir, mais également la dimension d’altérité que le parlêtre entretient avec son corps propre.
Sur ce point, l’apport des 52es Journées de l’ECF sera décisif puisque ces Journées s’intéresseront aux formes contemporaines du déni de l’inconscient, qu’on le considère comme symbolique et équivalent au sujet barré ou bien réel dès lors que nous nous référons au « corps parlant » [11].
Apportons une troisième opposition au débat. Le « cogito trans », le « Je suis ce que je dis » [12] s’oppose au « cogito lacanien » qui s’énoncerait ainsi : « Je suis donc se jouit » [13] ou encore : « Je suis comme je jouis » [14]. Nous retrouvons ici la dimension du mode de jouir inconscient déjà évoquée et nous pointons de nouveau l’inadéquation foncière entre le corps et la jouissance, qui fait que cette dernière est toujours « celle qu’il ne faudrait pas » [15] ; ce qu’indexe « l’écharde dans la chair » [16] – pour reprendre une référence de Lacan évoquée récemment par J.-A. Miller, tirant alors cette conclusion : « Ils [les positivistes d’aujourd’hui] peuvent toujours effacer l’inconscient, mais ce qu’ils ne pourront effacer, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas du côté de la jouissance. » [17]
Ainsi, s’il faut écouter – pas sans interprétation –, la souffrance des enfants et des adolescents mal dans leur corps, leur redonnant ainsi un statut et une dignité de sujet, il faut également bien écouter celle des détransitionneurs pour mesurer les conséquences irréversibles dans le réel du corps de cet effacement de l’inconscient [18].
Damien Guyonnet
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[1] Dimension qui, si elle n’est pas essentielle dans la théorie du genre, l’est bien évidemment concernant les trans. Cf. Dupont L. & Zuliani E., Entretien avec Éric Marty: Le genre et le corps, LWT, mis en ligne le 23 janvier 2022, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=mfqPFF8fPHg
[2] Circulaire du 29 septembre 2021, Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l’identité de genre en milieu scolaire, disponible sur : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo36/MENE2128373C.htm Cf. également Studio Lacan avec Estève-Bellebeau B. & Alessandrin A., Sur l’accueil des mineurs trans à l’école, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=dg7eZHg4kq8&t=2066s
[3] Cf. Laurent É., « La question des enfants trans », in Damase H., Roy D. & Sokolowsky L. (s/dir.), La Sexuation des enfants, Paris, Navarin, 2021, p. 165-166.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 58.
[5] Miller J.-A., « Los padres dans la direction de la cure », Quarto, n°63, automne 1997, p. 8.
[6] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 409.
[7] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 58.
[8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.
[9] Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n°26, juin 2011, p. 56.
[10] Cf. Roy D., « L’enfant dans le discours sexuel », in La Sexuation des enfants, op. cit., p. 204.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 118.
[12] « Je suis ce que je dis. Dénis contemporains de l’inconscient » : titre des 52es journées de l’ECF, les 19 et 20 novembre 2022.
[13] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris 8, cours du 6 mai 2009, inédit.
[14] Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 73.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 58.
[16] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 757.
[17] Cf. Miller J.-A. & Alberti C., Ornicar. Lacan redivivus, entretien à la librairie Mollat disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=MAN4FqDIc9g
[18] Cf. Charpentier-Libert A., « Abord scientifique ? », disponible sur : https://institut-enfant.fr/ateliers-de-recherche/lenfant-trans/abord-scientifique/ Un prochain Studio Lacan traitera de cette question autour de l’ouvrage de Catherine Eliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre, Ed. de l’observatoire, Paris, février 2022.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 68.
[12] Ibid., p. 33.