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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 245

Le risque d’enseigner

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Extrait du texte « Le risque d’enseigner » initialement paru dans Miller J.-A. (s/dir.), Qui sont vos psychanalystes ?, Paris, Seuil, 2002, p. 415-420.

 

Enseignement et acte

Lacan, en effet, articule l’enseignement de la psychanalyse à l’acte du psychanalyste [1]. L’enseignement, dans le cours qui est le sien, alors même que c’est celui d’un fleuve de feu, alors même qu’il est animé par les torrents d’un vif désir, est confronté à un risque – que le lien à l’acte se rompe. Car l’enseignement prend sa source dans l’acte, c’est-à-dire dans un saut toujours à accomplir. Lacan ne va-t-il pas jusqu’à dire que « ce qui [l]e sauve [l’analyste] de l’enseignement, c’est l’acte » [2] ?

C’est donc bien à ses risques et périls que, si cela arrive, l’on prend la position d’enseignant. Cela suppose qu’il y en ait, de l’enseignant. Cette position subjective de l’être est marquée à la fois par la contingence et la précarité. Il faut y croire, à coup sûr, mais il est impossible de s’y croire, parce que, qu’il y ait ou non de l’enseignant, cela dépend. C’est pourquoi, je propose de lire la proposition de départ dans ces termes : C’est le risque que l’on prend qui fait qu’il y a de l’enseignant.

Le danger que l’on court à enseigner est que, si le dit est ravalé au rang de la redite, le style psychanalytique en vienne à verser dans le style universitaire. Car le risque à prendre est que le dit atteigne alors à l’inédit. « Il n’y a d’événement que de dire » [3], a pu dire Lacan. C’est en ce point nodal que l’enseignement rencontre l’histoire des discours, puisque l’histoire des dits se tisse des coupures épistémologiques que provoque l’inédit.

Dans cette perspective, je propose cet exemple d’un fragment de cas, qui relève d’une clinique du détail. Il suffit quelquefois d’un rien pour que l’histoire d’un sujet soit modifiée. Que des liens se nouent ou se dénouent, cela peut tenir à presque rien – à un mot ou à une phrase. Un mot n’a pas été prononcé au moment où il aurait dû l’être, ou, au contraire, un mot de trop a été lâché. Une phrase malheureuse a pu être dite et a blessé. Une parole a été entendue comme étant déplacée. Un propos a été entendu de travers. Un reproche a été mal pris. Un rire mal à propos a surpris. Un silence a gêné. Une conversation a mal tourné. C’est ainsi que Perdican déclare à Camille : « Je ne suis pas heureux. » Du tac au tac, Camille l’interroge : « Veux-tu dire que tu n’es pas heureux avec moi ? » Il ment : « Je suis heureux avec toi, et, en même temps, je ne suis pas heureux tout court. » Camille lui dit alors : « Je te sens froid et lointain, même au plus fort de nos étreintes. » Perdican est touché par ce reproche adressé par celle qui lui est la plus proche. Cette sentence tombe alors de la bouche de Camille : « Nous n’irons pas loin ensemble. » Perdican comprend qu’il serait un homme perdu, si le lien se rompait avec Camille, et se demande ce qui le rend triste. L’analyste aurait pu tout simplement lui dire : « On ne badine pas avec l’amour. » En fait, il lui dit : « Il y a quelque chose que vous n’osez pas dire. »

Qu’est-ce que Perdican n’ose pas dire ? N’a-t-il pas entendu, malgré lui, que, Camille, sans qu’elle le dise ouvertement, a décidé que, le moment venu, elle le quitterait, parce qu’elle sent bien que ce n’est pas elle, la proche, qu’il désire, mais la lointaine, l’autre qu’elle-même, que vient incarner, à l’occasion, une autre femme qu’il croise chemin faisant.

Dans quelles conditions le clinicien accède-t-il, alors, à la position d’enseignant ? La question se pose. Car rapporter cette brève séquence clinique à une conjoncture d’enseignement n’a d’intérêt que si je ne me satisfais pas de dire que cet analysant souffre, et, par là même, jouit, de ne pas faire l’aveu de son désir – d’un désir, ici saisi au point même où il se tord, et vise ce qui divise sa partenaire, ce qui crée un écart entre elle et elle-même.

J’atteins à un enseignement digne de ce nom, si j’avance quelque chose de nouveau, quelque chose qui met en cause l’acte de l’analyste, c’est-à-dire l’évocation, par lui, du courage qu’il y a à dire ce qui ne peut pas se dire. J’enseigne au sens de la psychanalyse, si je ne me contente pas de répéter ce qui, mille fois, a déjà été indiqué à propos de cas semblables de névrose masculine – à savoir que le désir du sujet en question n’est pas là où il est, mais là où il n’est pas, et que ce désir se cache, loin de l’ici et maintenant, à l’écart du champ de bataille où l’action se déroule (en l’occurrence, la conversation avec sa partenaire), en se mettant à l’abri d’une représentation fantasmatique de l’ailleurs. C’est forcément là-bas que ce serait mieux…

Ne puis-je pas affirmer, par exemple, quelque chose qui ne peut être dit qu’à partir de cette historiette particulière – que, si Perdican est si lointain, c’est parce qu’il s’identifie à la lointaine, et, plus encore, parce qu’il s’identifie à cette identification ? Il croit à cette identité qu’il se donne. Il est, lui, celle qui fait tache dans le tableau, puisqu’elle, l’inconnue, l’innommable, l’exilée au-delà des mers, dans le tableau justement, elle ne s’y trouve pas, elle fait défaut. Perdican est celle que n’est pas Camille. Son nom d’homme, son symptôme, c’est cela – le lointain.

Dès lors que j’enseigne, je suis ainsi divisé par la querelle qui, sans pitié, oppose l’ancien et le nouveau. « De la castration », a pu dire Lacan, « pas de pitié ! » Car Lacan accentue cette division : « À s’offrir à l’enseignement, le discours psychanalytique amène le psychanalyste à la position du psychanalysant » [4]. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien d’autre que ceci : l’enseignement de la psychanalyse suppose le transfert.

[1] Cf. Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 303.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 15 janvier 1974, inédit.

[4] Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », op cit., p. 304.

*Ce numéro, fait à la hâte et dans la tristesse, a eu la précieuse contribution de Pénélope Fay. Nous remercions Mariana Alba de Luna pour avoir saisi dans une image, un instant. 

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