« De quelle matière langagière est faite la dispute ? Cris et mots mus « par une force agressive », mots qui peuvent avoir « la dureté d’un caillou ». Éclats de disputes qui révèlent le « pouvoir de percussion des mots » tout autant que les intervalles qui existent nécessairement et qui donneraient de l’air pour faire se dégonfler les disputes… Tel est le « paradoxe du mot » recueilli par Pierre Naveau : « il serait, en soi, coupant, dans le sens (insensé) où il aurait, à son insu, la capacité de donner un coup ». Parfois, le mot échappe, parfois, plus rien n’est à frapper et la haine ne fait plus lien. Et alors vient cette mise en relief : « Même s’ils vous échappent, qu’est-on sans les mots ? »
Extrait du texte « La fable du Chat et du Perroquet – La Dispute, une comédie du langage », initialement paru dans Tresses, n°56, novembre 2020, p. 13-23.
Blessures
Le plus souvent, une dispute prend son éclat précisément au moment où des « éclats de voix » en viennent à se faire entendre sous la forme de cris.
Des mots sont alors lancés avec une telle force agressive – celle d’un coup de poing ou de poignard – qu’ils peuvent avoir la dureté d’un caillou. […]
Dans ces circonstances, la seule chose que l’on sache est que la dispute est affaire d’obscénité au sens de Lacan. Elle relève en effet, que les protagonistes le veuillent ou non, de la dimension théâtrale de « la comédie du langage » (Jean Tardieu), donc de la scène comique. […]
Les mots coupables d’être coupants
[…] Et si un mot, quel qu’il soit, avait, en lui-même, un pouvoir de percussion et… de répercussion par l’intermédiaire d’échos dans le corps ?
On frissonne, on tremble, on tressaille, on frémit…
Par voie de conséquence, peut-on, dès qu’on parle à un autre que soi-même, se faire tout de suite une idée des éventuelles blessures qu’inflige, à cet autre, le pur et simple maniement de la fonction de la parole ? […]
Le terme de « maniement » ne signifie-t-il pas que ce sont les « mains » du langage (ce qui est bien sûr une métaphore) qui ont la capacité de donner des coups ?
Un mot, ça percute.
Mais une langue que l’on parle est faite d’intervalles et de mots.
D’une part, des intervalles entre les mots. Ce qui lui donne de l’air pour respirer. Sinon, pas de jeux possibles.
Et d’autre part, bien entendu, des mots eux-mêmes.
Or, au cours d’une discussion, ne reproche-t-on pas à cet autre avec qui l’on parle de vous couper sans cesse la parole ?
Certes.
On peut ainsi avoir affaire à des échanges insensés de phrases interrompues.
Mais, en fait, la coupure n’est-elle pas au cœur de chaque mot ?
Tel serait en effet « le paradoxe du mot » : il serait, en soi, coupant, dans le sens (insensé) où il aurait, à son insu, la capacité de donner un coup. […]
Conséquence – Le dialogue entre un homme et une femme deviendrait, de facto, un « théâtre de la cruauté » (Antonin Artaud).
Et cela, parfois, jusqu’à l’indécence, jusqu’à cette limite extrême du maniement de la fonction de la parole où les mots se déferaient de la vêture, de la pelure, de la reliure de leur sens pour, dans leur nudité même, ne plus avoir que leur pouvoir de percussion à leur disposition.
Serait-ce ce que Lacan a appelé : la dit-mension de l’indésens ?
La peur de parler, de dire ce que l’on veut dire, peut avoir ainsi pour cause la peur des coups (Georges Courteline).
Le pouvoir de la parole serait, dans ce contexte, le pouvoir de frapper […]
Retour à la fable du Chat et du Perroquet
Dans ce trésor d’ironie que recèle le roman de Georges Simenon Le Chat, le Perroquet ne risque rien et n’a rien à craindre du Chat, puisqu’il est empaillé. […]
La fable que conte le roman est en fait celle d’un irréductible et impitoyable affrontement. […]
Certes, Émile Bouin et Marguerite Doise sont mariés. Mais il y a belle lurette qu’ils ne se parlent plus. […]
Marguerite avait un Perroquet. Il est là… mais sans vie. Ayant été empaillé, la paille lui a cloué le bec et a ainsi étouffé la possibilité, pour l’oiseau, de pousser le cri minimal exprimant la faille verbale de l’appel.
Il lui reste seulement, à ce défunt Perroquet, quelques plumes bariolées, les plus belles.
Émile, lui, a un Chat qui ne le quitte pas. Un chat perdu, qu’il a recueilli, lui aussi, et qu’il a élu comme étant le dépositaire fidèle de son être. […]
Elle avait un Perroquet, elle l’a perdu. Il a un Chat ! Telle était la Chose qu’il avait.
Il y a là une grammaire des passions : Marguerite hait Émile. Tout en lui heurte sa sensibilité de femme et lui inspire de l’aversion et du dégoût.
Ils ne se parlent pas, ils communiquent par le truchement d’un calepin muni d’une couverture de cuir léger. […]
Un jour, n’y tenant plus, Émile a enlevé à l’oiseau bariolé les derniers vestiges de sa parure. […]
Les représailles ont été terribles. Marguerite a tué le Chat.
Émile a fui la maison commune. […]
Un peu plus d’une semaine après avoir quitté le domicile conjugal, il y est retourné… par curiosité.
Marguerite était décédée. Son cœur avait lâché, a dit le médecin.
Émile y a-t-il jamais cru, à cet amour, qui, pour Marguerite, s’était immédiatement renversé en son envers – la haine de ce qui ferait lien, si c’était possible, entre deux êtres de sexe opposé ?
« Il était… Il cherchait le mot… Il ne trouvait pas… Il n’était plus rien… »
Ce sont sur ces mots que s’achève le roman de Georges Simenon.
Même s’ils vous échappent, qu’est-on sans les mots ?