
La lamelle, un mythe lacanien
L’objet a, sous son versant détachable ou cessible, est présenté par Lacan dans « La Troisième » en 1974, comme étant un éclat du corps [1]. Jacques-Alain Miller rappelle que « c’est dans le Séminaire L’angoisse que l’on voit ces objets a capturés par Lacan à même le corps » [2]. Lacan s’appuie sur le mythe de la sphère d’Aristophane présenté dans Le Banquet de Platon [3] pour en tirer son propre mythe, celui de la lamelle. Il s’en sert afin de saisir l’objet a qualifié tour à tour par lui « d’ineffable », « bien à part », ou encore de « paradoxal », « unique », « insensé » [*].
Quand Lacan introduit le mythe de la lamelle en 1960 [4] (repris en 1964 [5]), à la croisée de l’historiette, du mythe et de la topologie, c’est sur un ton enjoué. Il qualifie d’abord celle-ci de crêpe ultraplate qui passe partout, sous les portes. Vient aussi le terme de « fantôme » qui s’envole et qui court insaisissable. Mais c’est aussi, dit-il, l’organe de la libido en tant que pur instinct de vie. La lamelle, est cette présence du vivant dans la parole du sujet qui s’adresse à l’analyste, ce qui le « pousse » à parler [6]. L’objet a s’y localise.
Sur les brisées d’Aristophane
C’est dans une logique de perte, de clocherie, d’incomplétude aussi bien, et de discordance entre signifiant et jouissance, que Lacan amène son mythe de la lamelle. C’est sur les brisées d’Aristophane qu’il commence. À la sphère, Lacan associe l’œuf : « Considérons cet œuf dans le ventre vivipare où il n’a pas besoin de coquille, et rappelons que chaque fois que s’en rompent les membranes, c’est une partie de l’œuf qui est blessée […] Eh bien ! Imaginons qu’à chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue un fantôme s’envole, celui d’une forme infiniment plus primaire de la vie » [7]. Nous retrouvons ici la cause comme « fantôme ».
Lacan continue : « À casser l’œuf se fait l’Homme, mais aussi l’Hommelette » [8], Hommelette rebaptisée « lamelle » [9]. « Cette image et ce mythe nous paraissent assez propres à figurer autant qu’à mettre en place, ce que nous appelons la libido » [10] ; libido comme organe « irréel […] [mais] en prise directe avec le réel », ajoute-t-il en l’articulant au montage pulsionnel freudien [11]. Dès lors, nous arrivons à l’énoncé essentiel : « Notre lamelle représente ici cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produise par les voies du sexe » [12], ce dont le Séminaire XI se fait l’écho de la façon suivante : « C’est ce qui est justement soustrait à l’être vivant de ce qu’il est soumis au cycle de la reproduction sexuée. Et c’est de cela que sont les représentants, les équivalents, toutes les formes que l’on peut énumérer de l’objet a. » [13] Le « sujet » se constitue au champ de l’Autre, là où un premier signifiant le représente pour un autre signifiant, le « rapport à l’Autre est justement ce qui, pour nous, fait surgir ce que représente la lamelle – […] le rapport du sujet vivant à ce qu’il perd de devoir passer, pour sa reproduction, par le cycle sexuel » [14].
Historiette, mythe, mathème, topologie ?
Avec la lamelle, le sujet ne va pas chercher sa part perdue dans l’autre, comme dans le mythe de la sphère, avec la recherche d’une complétude imaginaire auprès du partenaire. L’objet perdu c’est « son propre complément anatomique ». Ce que perd le nouveau-né à sa naissance ce n’est pas sa mère mais son complément anatomique. Ce que les sages femmes appellent « le délivre » [15], c’est une part de lui-même, une part de vivant. Ce « fantôme » qui s’envole, c’est une part de vie qui se sépare du sujet : c’est « la division du sujet, entre celui qui est désormais destiné à s’inscrire dans les signifiants de l’Autre et cela qui ne peut s’y inscrire mais qui, tel un fantôme, causera son désir et fera de son fantasme un château hanté » [16]. C’est un organe irréel, un faux organe, en prise sur le réel : un objet qui cause le désir quand il manque, qui provoque l’angoisse quand il revient, trop présent. Alexandre Stevens dit que la lamelle, mythe moderne, est un « quasi-mathème » [17] qui montre ce point où le sujet est divisé entre signifiant et jouissance, entre sujet parlant et sa part de vivant.
Pour Pierre Malengreau [18], le mythe de la lamelle c’est, au-delà de l’historiette, une construction topologique qui fait apparaître surface, trou et bord. Le vivant qui se perd, c’est cette part non élaborable de jouissance qui fait trou. Ainsi, il met en avant ce « qui pousse à parler », mobilise la parole en analyse selon la sensibilité de chaque parlêtre. P. Malengreau aperçoit que le repérage chez le sujet de ce qui se jouit dans sa parole le confronte à un choix.
« Cette lamelle est organe, d’être instrument de l’organisme. Elle est parfois comme sensible, quand l’hystérique joue à en éprouver à l’extrême l’élasticité » [19], explique Lacan. Ceci résonne avec la psychanalyse comme clinique du « vivant », que P. Malengreau évoque en ces termes : il y a une sensibilité « qui erre dans la langue au point d’être impliquée dans la moindre parole. […] Comment cette sensibilité s’accroche dans une psychanalyse ? » [20]
[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 21.
[2] Miller J.-A., « Les objets a dans l’expérience analytique », La Lettre mensuelle, n°252, novembre 2006, p. 10.
[3] Platon, Le Banquet, Paris, Flammarion, 2007.
[4] Lacan J., intervention lors du congrès de Bonneval, 1960.
[5] Cf. Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, p. 829-850 ; et cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 171-182.
[6] Malengreau P., « Lamelle », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique, Paris, École de la Cause freudienne, coll. rue Huysmans, 2008, p. 203.
[7] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 845.
[8] Ibid.
[9] Pour s’opposer à la sphère extra-pleine, pleine comme un œuf, la lamelle en biologie est une structure, plate ou vésiculaire, formée par deux membranes parallèles entre elles, une couche de cellules.
[10] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 846.
[11] Ibid., p. 847.
[12] Ibid.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 180.
[14] Ibid., p. 181.
[15] Le délivre est l’ensemble du placenta, des membranes amniotiques et du reste du cordon.
[16] Stevens A., « La lamelle, un mythe moderne », Quarto, n°57, juin 1995, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 45.
[17] Ibid., p. 46.
[18] Malengreau P., « Lamelle », op. cit., p. 203.
[19] Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 848.
[20] Malengreau P., « Lamelle », op. cit., p. 201.
[*] Ce texte, remanié par l’auteure, a été initialement publié sous le titre « La lamelle, un mythe de Lacan », Suites & Variations. Actes des travaux du Bureau de Rennes de l’ACF-VLB, septembre 2008, p. 17-25.
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