En 1970, Jacques Lacan est invité à faire un exposé à l’hôpital Henri-Rousselle, sur l’apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique [1]. En reprenant son travail sur la paranoïa d’autopunition – le cas Aimée de sa thèse [2], publiée en 1932 – il remarque avoir procédé avec une méthode qui n’est pas sensiblement distincte de ce qu’il a pu faire depuis : « Si on relit ma thèse, on voit cette espèce d’attention donnée à ce qui a été le travail, le discours de la patiente, l’attention que je lui ai apportée » [3]. La richesse de son observation en témoigne. Lacan estime qu’« à partir d’un certain type d’examen, un certain type d’échanges, d’interrogation et de riposte avec le patient, certaines choses peuvent apparaître, certains reliefs, certaines dimensions » [4]. L’accent de singularité du cas se retrouve ainsi au niveau du détail clinique, cerné par un usage particulier des signifiants leur permettant de « résonner autrement » [5].
Pour Lacan, il ne s’agit pas de comprendre trop vite ce que dit un patient. Dans son « Petit discours aux psychiatres », prononcé en 1967, il les met en garde contre les relations de compréhension – au sens jaspersien – que l’on peut être tenté d’avoir avec le fou. Il dénonce l’erreur de principe du psychiatre qui vient comme candidat à l’analyse avec cette demande : « Je viens là pour mieux comprendre mes patients », et indique que « C’est bien plus dans le repérage de la non-compréhension […] que quelque chose peut se produire qui soit avantageux dans l’expérience analytique » [6]. Par ailleurs, il évoque la position du médecin qui aborde le champ de la folie, qui se confronte avec le fou, et la pointe d’angoisse que peut lui provoquer cette rencontre, signe de son concernement.
Les jeunes psychiatres d’aujourd’hui demandent probablement, eux aussi, à mieux comprendre leurs patients. Mais là où la psychanalyse les engage à supporter ce qui ne s’inscrit pas dans le discours commun, quitte à affronter une certaine angoisse, la psychiatrie contemporaine, sous l’emprise des neurosciences, fomente l’illusion de pouvoir répondre de tout, dans une logique de cause à effet – rassurante, certes, ce qui explique en partie son succès.
À la fin de son discours aux psychiatres, Lacan repérait déjà les « transformations de la science », et les « progrès de la civilisation universelle », comme source d’un malaise nouveau, pouvant conduire à la ségrégation. La récente publication de ses premiers écrits, aux Éditions du Seuil, détonne dans le contexte actuel où la littérature scientifique dresse les contours d’un mouvement vers l’uniformisation des pratiques en psychiatrie. Cette invitation à la (re)lecture des textes qui composent le volume, datés des années trente, permet de saisir la fraîcheur de la pensée de Lacan, alors jeune psychiatre, entré en analyse. Une pensée rigoureuse et anticipatrice, marquée par le souci de la précision et par l’intérêt porté à « l’unicité du cas » [7], ainsi qu’à son « caractère original » – ce que l’on retrouvera tout au long de son élaboration. Les notions avancées dans ce recueil, comme le terme de structure paranoïaque, ou l’importance accordée à l’analyse des écrits des malades, constituent un outil précieux à tous ceux qui s’intéressent à la clinique psychanalytique d’orientation lacanienne.
Le Conseil de l’ECF a organisé, le 22 mars, une soirée autour de la publication des Premiers écrits, dont vous trouverez des résonnances dans la présentation de l’ouvrage, proposée par Carole Dewambrechies-La Sagna. Dans ce numéro également, une lecture de Camille Gérard sur la question des psychotraumas, et leur traitement actuel.
Ligia Gorini
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[1] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », Journal français de psychiatrie, n° 35, p. 41-48, consultable sur internet https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-4-page-41.htm
[2] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.
[3] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », op. cit., p. 45.
[4] Ibid., p. 48.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 362.
[6] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », 10 novembre 1967, inédit, retranscription disponible sur internet.
[7] Miller, J.-A., « Avertissement », in Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil & Le Champ Freudien éd., 2023, p. 9.